Bonjour ! Bienvenue dans la Revue européenne du mardi, un condensé d'actualité européenne utile. Bonne lecture !
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CLIMAT • la Commission présente son projet d’acte délégué sur la taxonomie, le gaz et le nucléaire divisent toujours
La proposition de taxonomie européenne pour les activités durables publiée mercredi dernier par la Commission par acte délégué complémentaire — ce qui signifie que la Commission adopte un acte non législatif, en complément d’un règlement ou d’une directive, en l’occurrence, le Règlement (UE) 2020/852 dit “Taxonomie” — n'a pas mis fin au débat qui divise capitales européennes, experts et associations depuis des années.
POMME DE DISCORDE • L'inclusion dans l’acte délégué du gaz et du nucléaire dans la liste des énergies dites "de transition" reste controversée. Les commissaires européens, qui votaient sur l’acte délégué mercredi dernier, n'ont pas atteint l'unanimité — trois d'entre eux ont voté contre l'acte délégué, et deux étaient absents.
La Commissaire européenne aux Services financiers, Mairead McGuinness, a expliqué lors d'une conférence de presse que, puisque les sources d'énergie renouvelables ne seront pas suffisantes pour répondre aux besoins futurs de l’UE, le gaz et le nucléaire pourraient contribuer à la transition énergétique. Elle a précisé que l'inclusion du gaz et du nucléaire dans la proposition avait été faite "sous réserve de limites claires et de périodes de retrait progressif".
WINNERS & LOSERS • La proposition de taxonomie de la Commission est une victoire pour l'alliance d’États membres dont fait partie la France. Ceux-ci envisagent une place importante pour le nucléaire dans leur mix énergétique pour les décennies à venir. En décembre, le programme de coalition du gouvernement Rutte IV aux Pays-Bas a donné un coup de pouce à Paris, en annonçant la construction de deux centrales nucléaires.
Ce choix les place en porte-à-faux avec les États, dont l'Allemagne, l'Autriche, le Danemark, le Luxembourg et le Portugal, opposés à l'utilisation de l'énergie nucléaire. Le Luxembourg et l'Autriche ont déjà manifesté leur intention de soumettre la proposition à la Cour de justice de l’UE, pour incompatibilité avec les objectifs de l'Union en matière de changement climatique. Le Danemark, la Suède, l'Autriche et les Pays-Bas faisaient pression contre l’inclusion du gaz comme énergie de transition, ce à quoi tenait beaucoup l’Allemagne qui dépend beaucoup du gaz (notamment russe) depuis sa décision de se passer de l’atome.
ONG • L'ONG Greenpeace a qualifié la proposition de la Commission de "tentative de vol", car elle pourrait avoir pour effet de “détourner” des centaines de milliards d'euros d'investissements privés de projets axés sur le développement des énergies renouvelables.
I’d like to report an attempted robbery, please. Someone is trying to take billions of euro away from renewables and sink them into technologies that either do nothing to fight the climate crisis, like nuclear, or which actively make the problem worse, like fossil gas. The suspect is at EU Commission HQ and has disguised herself as someone to be taken seriously on the climate and nature crisis. — Ariadna Rodrigo, Greenpeace
À VENIR • L’acte délégué de la Commission doit désormais être présenté au Parlement européen, qui pourra faire objection par un vote négatif de la majorité de ses membres. Près d’un tiers des eurodéputés (les Verts et les S&D) risquent déjà de s’y opposer.
L’acte pourra ensuite être examiné par le Conseil de l'UE qui pourra faire objection par un vote à la majorité qualifiée renforcée, soit au moins 72 % des États membres (au minimum 20 États membres), représentant au moins 65 % de la population de l'UE. Des pays comme l'Espagne, le Portugal, le Danemark, le Luxembourg et l'Autriche ont déjà signalé leur intention de voter contre l'inclusion du gaz et de l'énergie nucléaire dans le règlement financier vert de l'Europe. Un revers au Conseil semble donc difficilement possible.
Si vous l’aviez manqué, nous avait fait un entretien avec Sandrine Gaudin, secrétaire générale des affaires européennes pour parler de la présidence française du Conseil. C’est à lire ici 👇
INFLATION • record dans la zone euro
L’inflation atteint des nouveaux sommets dans la zone euro, 5,1% en janvier, contre 5,0% en décembre. Les voix appelant à un changement stratégie à Francfort se font plus pressantes. La Banque centrale européenne n’exlut plus une hausse de taux pour l’année 2022.
LAGARDE PARLE • Jeudi 3 février, Christine Lagarde, présidente de la BCE a déclaré que les risques d'inflation étaient "orientés à la hausse" et a refusé d'exclure une hausse des taux directeurs pour cette année. C’est un possible tournant pour la politique monétaire de la zone euro alors que Christine Lagarde jugeait, le mois dernier seulement, qu’une telle décision était "très improbable". Cette manœuvre semble maintenant nécessaire pour maintenir la cible à moyen terme d’un taux d’inflation à 2%.
L’inflation a fortement augmenté ces derniers mois et a continué de surprendre à la hausse en janvier. Cette évolution s’explique essentiellement par les coûts élevés de l’énergie, qui poussent les prix dans de nombreux secteurs à la hausse, et par le renchérissement des produits alimentaires. L’inflation devrait rester élevée plus longuement qu’anticipé précédemment, mais diminuer en cours d’année. — Christine Lagarde, 3 février 2022
CONTEXTE • En juillet 2021, la BCE a instauré une stratégie symétrique d’une inflation à 2% — en remplacement de celle d’une inflation “inférieure mais proche de 2%” décidée en mai 2003. Jusqu’à présent, la BCE affirmait que la hausse des prix observée pendant les six derniers mois de 2021 était “transitoire” et destinée à s’effacer en 2022. La hausse des prix ne concerne désormais plus seulement l’énergie, qui a connu des hausses supérieures à 600% en 2021 et représentent plus de la moitié de l’inflation globale.
AMSTERDAM • Klaas Knot, le Président de la Banque centrale néerlandaise, a prédit que des hausses de taux sont à prévoir pour octobre 2022 et au printemps 2023. Il s’attend également à ce que le taux d’inflation dans la zone euro soit à 4% pour cette année. Il était de 7,6% pour les Pays-Bas en janvier, son plus haut niveau depuis au moins 1997.
LONDRES • Le 3 février, la Banque d’Angleterre (BoE) a augmenté son taux directeur pour la deuxième fois consécutive en trois mois — influencée par les bons chiffres de l’emploi aux États-Unis et en Europe. Eurostat a annoncé mardi dernier un taux de chômage à 7%. La Commission européenne a annoncé qu’un nombre record d’entreprises industrielles et de services font face à un manque de main-d’œuvre. Les autorités européennes s’attendent enfin à un rattrapage du taux de croissance des salaires par rapport à ceux des États-Unis et du Royaume-Uni.
PEPP • Lors de sa conférence de presse, Christine Lagarde a confirmé que :
“En conséquence, nous continuerons à réduire progressivement le rythme de nos achats d'actifs au cours des prochains trimestres, et nous mettrons fin aux achats nets dans le cadre du programme d'achat d'urgence en cas de pandémie (PEPP) à la fin du mois de mars”.
La réaction sur les marchés financiers ne s’est pas faite attendre. Pour la première fois depuis février 2018, les rendements obligataires des bons du trésor allemand sur cinq ans sont redevenus positifs. L’annonce de Christine Lagarde a également provoqué des ventes massives de bons ainsi qu’une hausse de l’euro.
TECH • Washington se sent visé par Bruxelles
La méfiance demeure à Washington, où l’on soupçonne les institutions européennes de discriminer les Big Tech américaines. L’offensive yankee se heurte toutefois aux rangs serrés des politiques, et semble intervenir un petit peu tard dans la procédure législative européenne.
Dernier évènement en date : ce matin, le Financial Times révèle qu’un conseiller de la Secrétaire au Commerce, Gina Raimondo, a écrit à l’eurodéputé Andreas Schwab, rapporteur du DMA, pour réitérer ses inquiétudes face au texte.
BROUILLAGE NUMÉRIQUE • Alors que le Conseil et le Parlement européen ont entamé la nouvelle année par des négociations sur le Digital Markets Act (DMA), les États-Unis intensifient leurs efforts de lobbying pour modifier la portée de cette législation visant à réglementer les grandes plateformes numériques. L’administration américaine a fait circuler un rapport énumérant huit critiques faites au DMA, ainsi qu’à la direction prise par les négociations. Le document explique :
"Nous pensons qu'il est important que les efforts de réglementation de part et d'autre de l'Atlantique n’aient pas de conséquences négatives imprévues, telles que des risques en matière de cybersécurité ou des préjudices à l'innovation technologique."
PRÉCÉDENTS • Cette nouvelle campagne n'est pas surprenante : la secrétaire américaine au Commerce, Gina Raimondo, a déjà exprimé ses doutes sur le DMA début décembre. Elle a fait part de ses "graves inquiétudes” concernant l’ “impact disproportionné” sur les entreprises américaines et sur leur capacité à proposer un service de qualité aux consommateurs européens tout en respectant les normes de sécurité et de confidentialité. Cette déclaration a mené le commissaire au marché intérieur Thierry Breton à accuser Mme Raimondo de "faire du lobbying” pour les Big Tech.
Le rapport contraste fortement avec les grandes promesses de l'agenda technologique conjoint UE-États-Unis, annoncé en décembre 2020. Dans cet agenda, l'UE s'est engagée à ouvrir "un dialogue transatlantique” sur la responsabilité des plateformes en ligne et des Big Tech, qui devrait se concentrer sur la lutte contre les distorsions du marché et le renforcement de la coopération en matière d'application des lois antitrust sur les marchés numériques. Un groupe de travail désigné sur la gouvernance des données et les plateformes technologiques a été créé sous l'égide du Trade and Technology Council.
MACCARTHYSME ANTI-YANKEE • Le DMA heurte ceux qui, à Capitol Hill, considèrent que les entreprises américaines devraient être réglementées par le législateur américain. La proposition de la Commission, qui est soutenue par le Parlement européen, vise en effet d’abord les grandes entreprises technologiques américaines, telles que Google, Meta, Amazon, Apple et Microsoft. À condition toutefois qu’il y ait encore des entreprises à réguler — Meta ayant récemment menacé de cesser d’opérer Facebook et Instagram à cause du Réglement général sur la protection des données (RGDP).
Le rapport affirme que les États-Unis "[ont] également indiqué clairement qu'ils s'opposent aux efforts spécifiquement conçus pour cibler uniquement les entreprises américaines alors que des entreprises non américaines situées dans la même situation ne seraient pas concernées". Il souligne que l'UE devrait appliquer toute législation éventuelle sur une base de non discrimination. En outre, il laisse entendre que le champ d'application de la législation devrait être étendu aux plateformes numériques chinoises.
Les craintes des législateurs et lobbyistes américains ne sont pas infondées. Andreas Schwab, négociateur en chef pour le DMA au Parlement européen, avait déclaré en mai 2021 au Financial Times que la législation devrait se concentrer sur les cinq premières grandes entreprises — toutes américaines — "et peut-être six avec Alibaba."
RÉPONSE EUROPÉENNE • En décembre, dans une interview à Politico, le secrétaire d’État au numérique Cédric O avait tenu à répondre à Gina Raimondo que le DMA "n'est pas un acte anti-américain" et a espérait que des entreprises européennes atteindront à l’avenir la taille nécessaire pour être concernées par la nouvelle législation.
Une défense similaire émane du Transatlantic Consumer Dialogue, un forum d'organisations de consommateurs américaines et européennes. Dans une lettre adressée au président Biden, datée du 3 février, le TACD souligne que le DMA ne viserait pas les entreprises américaines, mais plutôt les entreprises en position dominante. Elle souligne que les préoccupations européennes sont partagées : les États-Unis envisagent eux-mêmes de légiférer pour mieux réglementer ces entreprises, par exemple à travers l’American Innovation and Choice Online Act.
POLOGNE • désescalade entre Bruxelles et Varsovie
La Pologne cherche à atténuer ses différends avec l'UE. La récente menace de la Commission de déduire les amendes impayées directement des paiements du budget de l'UE à la Pologne a poussé le président Duda a amorcer une désescalade jeudi dernier.
CONTEXTE • La Pologne a été condamnée par la Cour de justice de l'UE (CJUE) à des amendes pour avoir ignoré un ordre de suspension du mécanisme disciplinaire des juges au Tribunal constitutionnel et pour avoir refusé de fermer la mine de lignite frontalière de Turów. Jusqu'alors, la Pologne avait simplement refusé de payer ses amendes, imposées par la CJUE. Face à la perspective d'une réduction des paiements de l'UE, Varsovie a toutefois conclu un accord avec Prague au sujet de la mine de charbon, et le président polonais, Andrzej Duda, a présenté un projet de loi visant à supprimer la chambre disciplinaire des juges.
CONTRE-ORDRE • Le 3 février, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a accepté de verser à Prague 45 millions d'euros et de financer des mesures visant à empêcher la mine d'avoir des effets négatifs sur les résidents tchèques. En contrepartie, Petr Fiala, le Premier ministre tchèque, a promis de retirer la plainte de la République tchèque auprès de la CJUE, ce qui permettrait à la Pologne de poursuivre l'exploitation de la mine. "Aucun juge du Luxembourg, aucun bureaucrate de Bruxelles ne peut dicter les conditions dans lesquelles nous nous gouvernons en Pologne", a déclaré Mateusz Morawiecki lors de sa visite à Turów. Néanmoins, il n'est pas certain que le retrait tchèque libère Varsovie des amendes imposées par la CJUE.
PUZZLE CONSTITUTIONNEL • Le même jour, Andrzej Duda a proposé de remplacer la chambre disciplinaire par une nouvelle instance composée de onze juges tirés au sort et d'introduire un mécanisme permettant de tester l'impartialité des juges. Le chef de l'État polonais estime que ce projet de loi mettra un terme au différend avec l'UE concernant l'État de droit.
MONEY MONEY • La Commission européenne a déjà indiqué clairement que la Pologne devra réformer son système judiciaire pour débloquer ses fonds de du plan de relance Next Generation EU. Même si la suspension de la chambre disciplinaire est l'un des éléments clés de cette réforme, la question reste complexe. Le porte-parole de la Commission, Eric Mamer, a déclaré qu'il était trop tôt pour que l'exécutif européen commente la proposition polonaise sans avoir pu en étudier les détails.
DIPLO • réguler pour mieux régner
Le 2 février, la Commission européenne a présenté sa stratégie de normalisation, qui vise à accroître la convergence réglementaire au sein du marché intérieur, et à affirmer son poids normatif dans le monde face à l'expansion chinoise et l’influence américaine.
DÉFIS • Si l’UE est souvent présentée comme une superpuissance réglementaire, son retard dans les technologies de pointe lui a fait perdre des points dans la régulation mondiale de technologies émergentes. Le leadership de la Chine dans la 5G lui a permis de prendre la tête de la course internationale à la définition de normes encadrant cette technologie, notamment avec son projet "China Standards 2035". En 2020, l'UE a demandé à l'Institut européen des normes de télécommunications (ETSI) de rédiger des normes qui obligeraient les smartphones vendus en Europe à être compatibles avec son système de navigation par satellite Galileo. "Cette demande a tout simplement été rejetée", a déclaré Thierry Breton, ajoutant que ce rejet était dû à la domination des entreprises étrangères au sein du conseil de gouvernance de l'ETSI.
BRUXELLES CONTRE-ATTAQUE - La Commission n’a pas l’intention de se tourner les pouces pour répondre au défi chinois. "La normalisation n'est pas seulement un processus purement technique, elle doit être une véritable priorité politique, voire géopolitique", insiste Thierry Breton, le grand patron du marché intérieur.
Bruxelles propose ainsi de limiter l'influence des entreprises extra-européennes dans les organismes européens de normalisation, qui décident des normes européennes. Pour affirmer ses normes dans des domaines stratégiques, comme le climat ou la transition numérique, la Commission appelle ses États membres à approfondir la coordination entre autorités nationales et européennes. Elle insiste également sur les priorités actuelles : production de vaccins et de médicaments, hydrogène propre, certification des puces, normes améliorant l'interopérabilité et le partage des données.
La Commission souhaite également renforcer la position de l'UE au sein des organismes internationaux, comme l'Organisation internationale de normalisation (ISO), où la Chine est très active et détient la plupart des positions stratégiques — notamment sur le lithium, le protocole Internet ou la reconnaissance faciale. L'UE tient également à renforcer sa collaboration avec les pays partageant ses positions — les like-minded countries. Le Trade and Technology Council récemment créé constituera un centre naturel pour de telles discussions avec les États-Unis.
BRUSSELS EFFECT • Dotée d’un marché intérieur intégré de 450 millions de consommateurs, l’UE agit comme une “superpuissance” réglementaire dont la réglementation a un effet extratitorrial — baptisé “l'effet Bruxelles” dans un ouvrage qui fait date, par Anu Bradford, professeur de droit à Columbia.
"Les normes techniques revêtent une importance stratégique. La souveraineté technologique de l'Europe, sa capacité à réduire les dépendances et à protéger les valeurs de l'UE dépendront de notre capacité à être un créateur de normes mondiales", a déclaré le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, dans un communiqué.
NOS LECTURES DE LA SEMAINE
Un post de blog par Grégory Claeys et Lionel Guetta-Jeanrenaud pour Bruegel — “Who is suffering most from rising inflation”.
Jeremy Shapiro du European Council on Foreign Relations (ECFR) pose la question — “Why Europe has no say in the Russia Ukraine crisis”.
DMA/DSA/DGA — Tous les textes européenns sont désormais des “Acts”. Vagelis Papakonstantinou se penche sur la question terminologique de cette “act-ification of EU law” pour le European Law Blog.
Jonathan Hackenbroich du ECFR — “The hidden costs of economic coercion”.
Nos remerciements aux rédacteurs de cette édition : Aleksandra Wierzbicka, Gaetan du Peloux, Roemer Sijmons, Mark Soler, Briac de Charry, Leon Holly, Maxence de La Rochère, Rogier Prins, Agnès de Fortanier et Thomas Harbor. À mardi prochain !