RevUE du 12 janvier 2021
Les vues européennes sur le Capitole 🇺🇸 • Opex au Mali • Vaccins • Brexit • Surveillance biométrique • Énergie • Plan de relance • Pêche 🐠
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne ! Nous éditons chaque mardi une newsletter documentée, précise et lisible pour vous informer sur l’actualité européenne de la semaine.
CAPITOLE 🇺🇸 — Contrebalancer le pouvoir des plateformes (la recette de Thierry Breton)
Parmi les questions délicates soulevées par l'émeute du Capitole américain, il y a celle du nouveau rôle — autoproclamé — des plateformes numériques : celui d'arbitre des élégances. Vendredi (8 janvier), le réseau social Twitter a commencé par interdire à ses utilisateurs de retweeter le message vidéo de Donald Trump avant de suspendre le compte du président sortant, suivi de près par Facebook et Instagram. Alors que les supporters du président se sont reportés sur la plateforme Parler, Apple a décidé de la retirer de sa bibliothèque d'applications et Amazon s'est jeté dans la mêlée, en refusant d'héberger la plateforme sur ses serveurs Amazon Web Services. Il va sans dire que cette situation dépasse largement les frontières américaines.
Dans une tribune publiée au Figaro et dans le média américain Politico, le Commissaire européen Thierry Breton tente d'attirer les autorités américaines dans le sillon tracé par l'Union européenne avec sa nouvelle législation bicamérale sur les plateformes : le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA).
“En bloquant le compte de Donald Trump au motif que ses messages incitaient à la haine et à la violence, les plateformes n’ont-elles pas de facto reconnu leur responsabilité et leur devoir ? Elles ne pourront désormais plus se dérober à cette responsabilité au prétexte de fournir de simples services d’hébergement. Ce dogme ancré dans l’article 230 du code américain des télécommunications s’est effondré.”
— Thierry Breton, Le Figaro, 10 janvier 2021
Les plateformes numériques ont, semble-t-il, pris conscience publiquement de leur responsabilité dans l'insurrection de la semaine dernière et ont réagi en conséquence. C'est un premier pas en avant pour le Commissaire européen. Néanmoins, il met en garde contre la possibilité qu'ont ces entreprises d'impacter très lourdement le jeu politique, notamment en “coupant le haut-parleur” du président des États-Unis, sans aucune forme de “checks and balances”. Dans la version anglaise de cette tribune, cette allusion délibérée à la doctrine constitutionnelle américaine de séparation et d'équilibre des pouvoirs traduit l'importance qu'ont pris les plateformes numériques : d'acteurs “systémiques”, selon les termes de la réglementation européenne, les plateformes sont devenues des acteurs géopolitiques à l'égard desquels l’Union européenne comme la nouvelle Administration américaine auront intérêt à unir leurs forces, “en alliés qu’elles sont du monde libre” selon les mots de Thierry Breton. Le problème économique s'est déplacé en un problème politique majeur.
OPEX — L’Union européenne prolonge son engagement au Mali 🇲🇱
L’Union européenne a prolongé la mission de capacity building (EUCAP) au Mali jusqu’au 31 janvier 2023. Comme en Somalie (voir notre revUE du 05/01), l’Union finance la formation des forces de sécurité intérieure locales, complément essentiel à l’action des militaires (que l’UE contribue par ailleurs à former). La mission, initiée en 2015, est dotée d’un budget de 89 millions d’euros sur 2021 - 2022. Pour un ordre de grandeur, l’opération Barkhane française coûte entre 500 et 700 millions d’euros par an.
La présence militaire européenne au Mali est acquise de longue date : la mission EUTM était ainsi présente dès 2012 avant même le début de l’opération Serval de 2013 visant à arrêter la progression de colonnes djihadistes vers Bamako. Depuis, le Danemark, le Royaume-Uni et l’Estonie contribuent en hommes et en matériel dans le champ opérationnel et le lancement de la Task force Takuba en juillet 2020 ayant pour mission d’opérationnaliser les forces du G5 Sahel pourrait bénéficier de ressources italiennes, suédoises et tchèques.
Une recrudescence de violences et d’attaques meurtrières contre le contingent français a remis le théâtre d’opérations malien sur le devant de la scène en France. La ministre aux armées, Florence Parly (invitée sur France inter dimanche dernier) fait de l’implication de partenaires européens un argument de poids pour défendre l’action des forces françaises face aux détracteurs pointant le risque d’un enlisement.
VACCINS 🦠 — Polémique sur les commandes : une dose de transparence s’impose ?
Que ce soit par rapport à Israël ou au Royaume-Uni, l’Union européenne est à la traîne en matière de vaccin. Les critiques visent notamment la Commission, qui a obtenu délégation des États membres pour centraliser les achats de vaccins dans le cadre d’un Emergency Support Instrument (ESI). Si ces achats groupés ont permis d’éviter aux acheteurs les plus offrants de s’accaparer l’essentiel des doses au détriment de leurs voisins, on reproche à la Commission sa lenteur dans les achats de vaccins, et de n’avoir pas acheté assez misé sur le vaccin le plus prometteur (Pfizer-BioNTech). Au-delà des achats, la stratégie vaccinale est une compétence nationale. Difficile donc de critiquer l’Union pour le retard français ou de la créditer pour la célérité danoise (avec un taux de vaccination par tête supérieur au Royaume-Uni).
C’est en Allemagne que le blâme à l’égard de l’Europe est le plus fort. En ce début d’année d’élection, des membres du Parti social-démocrate allemand (SPD) ont critiqué les commandes de vaccins de la Commission, l’accusant d’avoir ménagé le laboratoire français Sanofi, dont le vaccin se fait attendre, sous la pression de la France. La Commission européenne a démenti, tout comme le Secrétaire d’État français Clément Beaune. Quelques jours après la signature du contrat avec Pfizer-BioNTech, le Berlaymont avait d’ailleurs signé un contrat de 400 millions de doses avec une autre société allemande, Curevac. Le ministre de la Santé allemand, Jens Spahn, comme la chancelière Merkel, ont défendu le “chemin européen” de la stratégie vaccinale. Cela n’a pas empêché l’Allemagne de commander 30 millions de vaccins Pfizer-BioNTech en plus des 55 millions de doses issues de la répartition européenne.
Pour éviter les polémiques et la méfiance sur la gestion de crise sanitaire, l’Agence européenne du Médicament a fait des progrès significatifs en matière de transparence avec le Covid-19 selon les industries pharmaceutiques elles-mêmes. Mais les représentants du secteur de la santé publique appellent désormais les États membres comme la Commission à une transparence maximale dans les négociations d’accords entre l’Union et les industries pharmaceutiques. Pour le moment, la Commission s’est seulement engagée à mettre à la disposition des parlementaires des salles de lecture pour consulter les versions finalisées des contrats. Selon les associations du secteur, cet engagement est bien insuffisant ...
THE BREXIT DIARIES 🇬🇧 — Quid de l’exécution des décisions de justice ?
Contrairement au droit de l’Union européenne qui permet la reconnaissance mutuelle des décisions de justices au sein des États membres, l’Accord commercial du 24 décembre (voir notre édition spéciale) ne contient aucune clause sur le sujet. La question est donc ouverte, et le restera pour trois mois encore, le temps que l’Union se prononce sur l’accès du Royaume-Uni à la convention de Lugano.
Sans rentrer dans les détails de l'applicabilité du Règlement Bruxelles 1 Bis, au sein de l’Union, les règles en matière de compétence et de reconnaissance des décisions en matière “civile et commerciale” sont considérablement simplifiées. La reconnaissance et l’exécution d’une décision est garantie, sans qu’il soit besoin de reconnaissances bilatérales et de demandes d’exequatur.
Définition : La procédure d’exequatur est une procédure rendant exécutoire sur un territoire (par exemple en France) une décision judiciaire ou une sentence arbitrale rendue à l’étranger (par exemple au Royaume-Uni).
Entre l’Union et un certain nombre d’États tiers, c’est la Convention de Lugano qui réglemente ces sujets, dans un système moins intégré, mais qui permet également d’éviter la procédure d’exéquatur devant le juge (article 33 de la Convention). Conclue en 1988 et révisée en 2007, la Convention réunit l’Union européenne, la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Danemark (qui a refusé de participer à la Convention de Bruxelles — refondue plus tard en règlement “Bruxelles 1 bis”). Le Royaume-Uni s’est porté candidat à l’adhésion en avril 2019 (FT), soutenu par les pays non-membres de l’Union signataires.
En avril dernier, la Commission avait signalé qu’il existait des raisons pour rejeter la candidature britannique — celle-ci devant être approuvée à l’unanimité des pays signataires — à la Convention de Lugano (FT). En dehors de celle-ci, la reconnaissance et l’exécution des jugements répondent aux règles complexes et imprévisibles du droit international privé. Un refus de l’Union d’accéder à la candidature britannique à la Convention de Lugano équivaudrait à un très hard Brexit pour le secteur du conseil juridique et porterait encore atteinte à l’attractivité de la place de Londres pour ces services, ce qui fait de cette adhésion un important levier de négociation.
SURVEILLANCE BIOMÉTRIQUE — Initiative citoyenne, reclaim your face
La Commission européenne a enregistré le 7 janvier une initiative citoyenne en vue “d'une interdiction des pratiques de surveillance biométrique de masse”. L’initiative, portée par l’association Reclaim your face couvre les technologies de reconnaissance faciale, vocale ou encore de la démarche, utilisées par des autorités administratives comme des entreprises privées. L’initiative a pour but de faire édicter par la Commission une régulation protégeant contre les atteintes potentielles de ces technologies aux libertés publiques, insuffisamment encadrées par le RGPD et les autres textes applicables. L’association craint par exemple que l’utilisation de ces technologies de surveillance créent un “chilling effect” sur l’engagement politique (pour en savoir plus: site de l’association).
L'initiative citoyenne européenne a été instituée par le traité de Lisbonne et conçue pour offrir aux citoyens la possibilité d'influer sur les programmes de travail de la Commission. Après avoir été enregistrée par la Commission (76 initiatives ont été enregistrées depuis la création du mécanisme et 26 rejetées), elle doit réunir un million de signatures dans sept États membres différents. La Commission peut ensuite faire droit ou non à la demande mais est tenue de motiver sa décision dans tous les cas.
Selon l’association à l’origine de l’initiative, 83% des Européens seraient opposés à la communication de leurs données faciales avec les autorités et 94% avec des entreprises privées. La question de fond que pose Reclaim your face est peut-être celle du choix entre l’optimisation économique et la protection de la vie privée et, partant, de la capacité à s’engager politiquement. La ville pilote de Xiongan en Chine démontre par exemple que l’application des technologies biométriques faciliterait les transactions dans les supermarchés (votre compte bancaire serait directement lié à votre visage) ou renforcerait la sécurité (des drones en patrouille reconnaîtraient l’expression de signes précurseurs de violence). Voilà en vidéo, un petit aperçu de ce monde utopique... ou dystopique ▼
NORD-STREAM 2 — L’avis américain sur l’indépendance énergétique européenne
Passant outre le veto de Donald Trump, le Congrès américain a voté le National Defense Authorization Act, qui encadre le budget du Département de la défense. Certaines dispositions de ce texte bipartisan étendent le régime de sanctions à l'encontre de Nord Stream 2, le projet de gazoduc russe. Officiellement, cette décision s’inscrit dans la volonté américaine d’éviter une sujétion énergétique de l’Union par la Russie. Derrière ces nobles intentions, certains redoutent que ne se cachent des motifs commerciaux, compte tenu des initiatives américaines parallèles visant à faciliter l'exportation de gaz naturel liquéfié. Tous (ou presque) s’accordent sur l’illégitimité des sanctions, sur fond d’extraterritorialité de la législation américaine.
Le texte étend les sanctions de décembre 2019. Il s’étend aux entreprises fournissant des services d’aide technique ou d’assurance pour le projet de gazoduc. Détenu par le géant russe Gazprom mais cofinancé par des groupes européens du secteur de l'énergie (dont Engie), Nord Stream 2 permettrait de doubler les capacités du premier Nord Stream qui relie la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique. La construction du pipeline de 1 230 km avait déjà été interrompue en décembre 2019 suite aux premières sanctions américaines et venait de reprendre le mois dernier. Une société norvégienne participant aux procédures d'agrément du projet a d’ores et déjà jeté l'éponge à l’annonce des nouvelles sanctions.
Si les porteurs du projet restent optimistes et promettent de mener à bien la construction dans les quatre prochains mois, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, s’est dit en juillet dernier “profondément préoccupé par le recours croissant aux sanctions, ou à la menace de sanctions, par les États-Unis contre les entreprises et les intérêts européens.” Les États-Unis disent défendre l’indépendance énergétique de l’Europe à l'égard de la Russie. Soutenant que la Russie cherche un accès direct au marché européen afin d’utiliser son réseau actuel transitant par l’Ukraine contre ce dernier, ils sont soutenus par la Pologne, les pays Baltes et quelques États membres. À l’inverse, l’Allemagne, soutenue par la France, considère que le nouveau gazoduc rendrait la Russie davantage dépendante économiquement de l’Europe en contraignant ses débouchés de gaz naturel. La portée symbolique de Nord Stream 2 continue de susciter l'émoi chez les européens. Valdis Dombrovskis, Commissaire européen au commerce, mécontent des "ingérences américaines" à ce sujet, a annoncé la publication d’une communication sur le renforcement de la souveraineté économique et financière de l’Europe pour la mi-janvier. L’UE craint en effet que cette atteinte à sa souveraineté énergétique, contraire au droit international, soit un jour étendue à d’autres secteurs.
PLAN DE RELANCE — Et maintenant ?
Les difficultés à finaliser l’accord sur le plan de relance européen (“Next Generation EU”) ont été surmontées en décembre dernier (voir notre RevUE du 15/12). L’attention se porte donc aujourd’hui sur les plans de relance nationaux qui devront respecter une série de conditions requises pour accéder aux subventions de l’Union européenne, dont les premiers versements sont prévus pour la mi-2021.
Une fois négocié, l’emploi des fonds européens traditionnellement disponibles dans le cadre du budget peut s’avérer difficile pour les pays bénéficiaires, notamment en raison du processus associé au déboursement qui implique un certain nombre de contrôles visant à assurer la bonne utilisation des fonds par les États membres. Comme le souligne le think-tank Bruegel, le taux d’absorption moyen de l’argent disponible via les Fonds d’Investissement Structurels de l’UE (ESIFs) sur la période 2014-2020 a été particulièrement faible pour certains pays tels que l’Espagne et l’Italie, qui n’ont respectivement utilisé que 39% et 40% des montants initialement prévus. L’Espagne et l’Italie sont précisément les deux pays qui recevront la plus grande part des versements convenus dans le cadre du Plan de relance (FT). L’élaboration des plans de relance nationaux qui doivent être présentés à Bruxelles d’ici avril sera décisive pour le bon déroulement du paiement et de l’utilisation des fonds.
Tandis que le gouvernement espagnol a déjà mis en place des mesures visant à augmenter ce taux d’absorption, notamment pour moderniser l’administration et faciliter la collaboration entre le public et le privé, la coalition au sein du gouvernement italien a été fragilisée par des désaccords politiques entre le leader du parti Italia Viva Matteo Renzi et le Premier ministre Giuseppe Conte au sujet du plan de relance, suggérant que le contrôle de l’utilisation des fonds européens pourrait bien le creuset de guerres politiques internes dans les mois à venir.
LEX PESCATORIA — Politique commune de la pêche, à filet tendu
Contrairement aux apparences, le Brexit n'a pas le monopole de la question de la pêche.La publication, le 7 janvier dernier, du Rapport économique annuel sur la flotte de pêche de l’UE vient le prouver.
En s’appuyant sur les travaux de la Commission et du Comité scientifique, technique et économique de la pêche, ce rapport offre un aperçu de la composition et des performances économiques des flottes de pêche des 22 États membres côtiers. Malgré les remous créés par le coronavirus, les projections pour 2020 sont encourageantes avec une flotte européenne qui resterait globalement rentable.
Des pratiques plus respectueuses des ressources halieutiques et une réduction des coûts de carburant ont permis de redresser la barre face à une demande en nette baisse et des perturbations inévitables dans la chaîne d’approvisionnement. Mais la peinture n’est pas toujours aussi reluisante selon le lieu, le type de pêche ou de l’espèce observée. Ce sentiment mitigé perdure au regard des Totaux Admissibles de Capture et quotas autorisés pour 2021 lors du conseil Agrifish le mois dernier. En effet, l’accord trouvé a suscité des critiques car les quantités fixées dépassent les recommandations des scientifiques (EU Observer).
Ce conseil Agrifish est tout de même venu conclure une année importante pour la Politique commune de la pêche avec notamment une modification décisive de la réglementation relative au Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche. Cette modification a permis de soutenir des pêcheurs et aquaculteurs, durement touchés par la crise.
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Cette édition de la RevUE a été rédigée (dans le désordre) par Paul-Angelo dell’Isola, Tim Caron, Hélène Gorsky, Ghislain Lunven, Pierre Pinhas, Thomas Harbor et Agnès de Fortanier. Si vous voulez en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici ➤ Qui sommes-nous ?
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