Une brèche dans la Grande muraille de Chine — RevUE du 5 janvier 2021
Accord global sur les investissements 🇨🇳• Présidence du Conseil de l'UE • Brexiternity 🇬🇧 • Autonomie stratégique • Boeing/Airbus ✈️ • Défense et opération militaire en Somalie
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CHINE – Que penser de l'Accord global sur les investissements ?
Alors que Bruxelles commençait à douter, les deux blocs se sont finalement entendus, le 30 décembre, sur une conclusion de principe des négociations du Comprehensive Agreement on Investment (CAI). Sa conclusion a été officialisée lors d’une visioconférence réunissant le Président chinois, Xi Jinping, la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, le Président du Conseil européen, Charles Michel, Angela Merkel qui assure la présidence tournante du Conseil de l’Union et … Emmanuel Macron, dont la présence a étonné quelques États membres (l’Italie en particulier).
La principale avancée de cet accord — dont le texte n'est pas encore disponible — concerne l'obligation qu'ont les Européens de créer nécessairement une joint-venture lorsqu'ils investissent en Chine. De manière ciblée, le CAI obtient sur le papier la levée de cette obligation, notamment pour le secteur de l’automobile qui représente 28 % des investissements directs à l'étranger (IDE) européens en Chine, mais aussi pour la santé (hôpitaux privés dans certaines régions), ou les services (immobilier, location, maintenance des infrastructures de transport). En matière de subventions, le CAI comprend une obligation de transparence et de consultation dès lors qu’elles peuvent avoir un effet négatif sur les intérêts de l’Union, cette obligation étant uniquement limitée aux services (alors que le secteur manufacturier compte pour 50 % des IDE européens). Les transferts forcés de technologie sont interdits sur le papier. Toutefois, comme sur les deux points précédents, la faiblesse des mécanismes d’exécution relativise la portée de ces compromis.
Concernant les enjeux de développement durable, les « standards de protection » ne devront pas être abaissés pour attirer les investissements et l’Accord de Paris sur le climat devra « être mis en œuvre effectivement ». Sur la question du travail forcé, la Chine s’engage à « des efforts continus et soutenus en vue de la ratification » des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT, à savoir les conventions C029 sur le travail forcé et C105 sur l’abolition du travail forcé), engagement considéré comme insuffisant si ce n’est illusoire par les détracteurs de l’accord.
L’engagement de la présidence allemande de signer le CAI avant fin 2020 a entraîné une forme de précipitation, critiquée par certains États membres (Belgique, Espagne, Italie ou Pologne) et par les États-Unis (l’équipe de Joe Biden). Les premiers regrettent une prise en compte insuffisante de la situation des Ouïghours et de la répression à Hong-Kong, tandis que les seconds déplorent un manque de coopération. Vis-à-vis des États-Unis, les européens soulignent que le CAI a pour but de rattraper les concessions faites par la Chine aux États-Unis dans la phase 1 de leur accord commercial, obtenue par Donald Trump. Une source citée par le FT a même appelé l’allié américain à plus d’humilité et de respect des intérêts européens.
Quoi qu'il en soit, l'Accord global sur les investissements ne pourra être signé qu’à l’issue d’un long processus politique, juridique et technocratique entre les différentes institutions européennes. Et en l’absence de cour arbitrale pour régler les différends, le sinologue et historien François Godement, conseiller sur l’Asie à l’Institut Montaigne, n’hésite pas à parler dans Les Échos d’un “processus beaucoup plus politisé que juridique”.
PRÉSIDENCE DU CONSEIL – Le “Bâton” de l’UE change de main
Le 31 décembre, le ministre allemand des Affaires étrangères a tendu le bâton digital de la présidence tournante du Conseil de l’UE à son homologue portugais, Augusto Santos Silva. Ce passage de témoin germano-portugais est l’occasion de faire le point sur les moments forts du modus operandi allemand et des enjeux de la présidence portugaise. Le véritable changement au niveau de l’Union en 2020 vient de l’autre côté du Rhin.
“Le vrai changement, ce n'est pas le Brexit, c'est l'Allemagne”
— Jean-Louis Bourlanges, VP de la Commission des affaires européennes à l’Assemblée nationale dans Libération
Le leitmotiv trumpisant — “Together. Making Europe strong again” — de la présidence allemande visait l’endiguement du virus, la reprise économique, et des progrès en matière d’environnement et de numérique. À l’issue d’un sommet-marathon extraordinaire, du 17 au 21 juillet, le Conseil s’accordait sur un fonds de relance (Next Generation EU) de 750 milliards d’euros, financé par l’émission inédite de dette commune et versé sous la forme de prêts à moindre taux ou de subventions aux États membres frappés par la récession. Certains y ont vu un « moment hamiltonien », l’Union se dotant d’une capacité d’endettement commune, bien que celle-ci reste à ce stade limitée. Même si l’idée d’un “safe asset” européen avait été évoquée depuis déjà plusieurs années, la Chancelière a montré une détermination à approfondir la solidarité financière européenne, loin de l’attitude allemande lors de l’épisode grec, comme le note l’essayiste néerlandais Luuk van Middelaar.
“C’est un repositionnement politique majeur. L’Allemagne se place désormais au centre de l’Europe et abandonne ses alliés du Nord dans le clivage Nord-Sud hérité de la crise de la zone euro il y a dix ans. Ce qui ne l’empêche pas de continuer à encourager ses alliés du Nord à défendre leur position.”
— Luuk van Middelaar, dans Le Monde
Plus tard, les négociations du budget européen pluriannuel 2021-2027 et des modalités techniques du fond de reprise s’enlisent. La Hongrie et la Pologne ne sont pas en accord avec les autres États membres sur le mécanisme de conditionnalité du versement des aides au respect de l’État de droit. C’est l’Allemagne qui arrache un compromis en décembre avec les États frondeurs grâce à une « déclaration interprétative » qui ne fait pas de concession de principe mais apporte des clarifications procédurales et juridiques. Encore in extremis, la présidence allemande annonce avoir trouvé mercredi 30 décembre un accord de principe avec la Chine sur l’encadrement réciproque des investissements. Une autre petite victoire, qui fait craindre à certains États membres que l’Allemagne, débarrassée du Royaume-Uni, ne s’engage dans une voie marquée par l’unilatéralisme.
La barre est haute pour la présidence portugaise du Conseil de l’UE, entre la mise en œuvre des mesures décidées et le lancement d’un nouveau programme qui devrait se distinguer des priorités allemandes. Le motto annoncé par António Costa “Time to deliver: a fair, green and digital recovery” met l’accent sur les sujets définis comme prioritaires pour les six mois à venir, et dont le plan d’action a été dévoilé aux côtés du président du Parlement européen, David Sassoli, lors d’une conférence de presse en décembre 2020. En plus des politiques digitales et climatiques, on peut donc s’attendre à un effort sur le développement du pilier social de l’Union — sujet important étant donnée les inégalités causés par la pandémie — ainsi qu’une multiplication des efforts de coordination internationale pour diversifier les partenaires commerciaux de l’Union et renforcer l’autonomie stratégique de la région.
THE BREXIT DIARIES — Brexiternity, la fin du début du Brexit 🇬🇧
Sans escarmouches à Guernesey ni bouchons à Calais, le Royaume-Uni et l’Union ont entamé un nouveau chapitre de leur tumultueuse relation. À 521 pour et 73 contre, les députés des Communes ont largement soutenu l’Accord du 24 décembre, à l’exception des Unionistes nord-irlandais, des Écossais du SNP, et des Libéraux-démocrates. L’Accord s’applique provisoirement, en attendant le vote du Parlement européen (février sans doute). Fin du Brexit ? Bien au contraire, il faudrait plutôt croire au Brexiternity, terme que l’on doit à Denis MacShane. S’ouvrirait ainsi une ère de négociations et de renégociations permanentes de l’Accord.
Un accord sans tarifs ni quotas ? Cela est tout sauf un acquis. Le mécanisme mis en place par l’Accord permettra au Royaume-Uni et à l’Union d’imposer des tarifs douaniers en cas de divergence réglementaire et de subventions indues. Plus les partenaires s’éloignent, plus le coût du commerce augmente. Les barrières non-tarifaires, elles, sont bien réelles, et pourraient coûter jusqu’à 7 milliards de livres en frais administratifs supplémentaires au Royaume-Uni, selon le Trésor (FT). Si les premiers contrôles douaniers se sont effectués “sans aucun problème” au port de Calais le 1er janvier (Le Monde), notamment grâce au système Frontière Intelligente, il est difficile de considérer ce début d’année comme un test pour la gestion des douanes tant l’impact des restrictions de déplacements dues au Covid-19 pèse sur les flux transfrontaliers. Pour résumer, le niveau d’ouverture des échanges sera fonction de la divergence réglementaire, de la préparation des entreprises, et du zèle des autorités douanières à contrôler les flux de marchandises.
Si les relations entre la Suisse et l’UE doivent servir d’exemple, l’Union et le Royaume-Uni seront en négociations perpétuelles. Comme le note The Economist, les Brexiteers épris de liberté vont se rendre compte qu’ils auront du mal à se débarrasser de l’Union européenne.
AUTONOMIE STRATÉGIQUE — Le concept omniprésent (et flou)
Cette année, l’ “autonomie stratégique européenne” a marqué la bulle européenne, elle s'est imposée dans les conclusions du Conseil en octobre dernier. La pandémie a accéléré l’importance du concept, initialement lié à la défense et derrière lequel se joue la capacité de l’Union européenne à se défendre indépendamment des moyens militaires américains et plus globalement sa capacité à ne pas dépendre de puissances étrangères. D’abord inscrite dans la stratégie globale de l’Union européenne de 2016, ce que recouvre l’autonomie stratégique européenne est de plus en plus varié.
Soutenue par la diplomatie française, l’autonomie stratégique progresse en matière de défense entre 2017 et 2019 à travers une coopération structurée permanente, une initiative européenne d’intervention, un fonds européen de défense. Mais 2020 a été marquée par des divergences franco-allemandes sur la défense européenne. Annegret Kramp-Karrenbauer qualifie l’autonomie stratégique européenne d’illusion, contresens historique pour le président français. En matière de politique étrangère, l’autonomie stratégique européenne est mitigée en 2020 en raison de l’absence de réponse européenne dans le Haut-Karabakh ou de sanctions tardives en Méditerranée orientale et en Biélorussie. Pour contrer la lenteur du Conseil, le Haut représentant Josep Borrell, évoque lui-même la possibilité de s’affranchir de l’unanimité requise des États membres en politique étrangère lorsqu’il s’agit de questions de droits humains ou de sanctions. Face à la rivalité systémique avec la Chine, l’autonomie stratégique européenne s’est progressivement étendue à des enjeux économiques, énergétiques et numériques. Si l’UE s’est à nouveau affirmée en “puissance règlementaire” en 2020 avec le Digital Services Act et le Digital Markets Act, ses capacités technologiques sont bien en-deçà de celles des champions chinois et américains — comme l'analysait dernièrement le Groupe d'études géopolitiques.
2021 pourrait être l’occasion de clarifier les termes, en y associant les citoyens à travers la conférence sur l’avenir de l’Europe, comme le propose Josep Borrell. L’autonomie stratégique pourrait servir les intérêts communs des citoyens et promouvoir les principes et valeurs de l’UE — dont l’État de droit, controversées aujourd’hui au sein même de l’Union. Quant à l'arrivée de l'administration Biden, elle est peu susceptible d’apporter du changement sur le retrait américain dans la stratégie de défense européenne, renforçant un peu plus le besoin d’autonomie stratégique européenne en matière de défense. La pandémie a enfin conduit à une introspection sur la stratégie industrielle européenne, qui pourrait être révisée en 2021. La réflexion sur l’autonomie stratégique européenne s’étend désormais aux chaînes d’approvisionnement en matière de santé.
BOEING/AIRBUS ✈️ — Une question de méthode
Alors que Londres déclare vouloir suspendre les droits de douanes punitifs sur les produits américains pour inciter l'Oncle Sam à signer un accord commercial, et tant que l'ombre du Président Donald Trump plane encore sur le tarmac, les Européens ne sont pas près de se tirer des affaires Boeing-Airbus qui tardent devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis maintenant 16 ans.
Le 30 décembre dernier, le Bureau du représentant américain au Commerce (USTR) a annoncé ajouter de nouvelles catégories de produits à la liste des produits surtaxés. Il s'agit des vins tranquilles et du cognac (qui sont des produits français) et des pièces détachées aéronautiques (produits allemands) — jusqu'à présent, seuls les aéronefs entiers étaient surtaxés.
D’après les autorités américaines, cette décision permet de pallier une “distorsion” entre les sanctions européennes et américaines. Comme le développe (sans grandes précisions) l'USTR dans un avis, la distorsion proviendrait d'une différence de méthodologie entre Américains et Européens pour déterminer le montant des droits de douane sur leurs marchandises respectives. Contrairement aux Américains, ces derniers auraient pris en compte dans leurs calculs la crise due à la pandémie de Covid-19 et le Brexit.
Défense et sécurité - La France au Mali, l’Europe en Somalie
Le Conseil a prolongé le 23 décembre dernier les mandats des opérations extérieures de l’Europe en Somalie et dans le Golfe d’Aden. Il s’agit des missions: (i) EUCAP pour capacity building; (ii) EUTM (formation militaire); (iii) Atalante, une opération maritime contre la piraterie dans le Golfe d’Aden. Les trois mandats courent désormais jusqu’à fin décembre 2022.
EUCAP et EUTM, lancées respectivement en 2012 et 2010 sont prolongées dans le but d’assurer la transition avec des capacités et des forces de maintien de l’ordre somaliennes ou envoyées par l’Union africaine (UA). EUCAP consiste en une aide technique pour construire un système juridique de droit maritime fonctionnel (normes, tribunaux, organisation des garde-côtes et de la police maritime) tandis que EUTM s’adresse au commandement militaire somalien et se décline en trois piliers: training, mentoring et advising. L’opération Atalante suit son cours depuis 2008 et a remporté des succès pour protéger notamment des convois du Programme alimentaire mondial des Nations Unies. Ces missions rassemblent des forces et des hommes de plusieurs Etats membres différents ; le responsable de EUCAP est irlandais, celui de EUTM est italien et celui d’Atalante espagnol.
La prolongation de ces opérations, comme la création dans le cadre financier pluriannuel 2021 - 2027 d’une ligne de 5 milliards d’euros dédiée au maintien de la paix (European peace facility), semble signaler une volonté politique européenne de s’affirmer comme un acteur international du maintien de la paix. C’est en tout cas le souhait de la France, qui sollicite l’aide de ses voisins européens dans le cadre de l’opération Barkhane au Mali.
Cette édition de la RevUE a été rédigée par Paul-Angelo dell’Isola, Tim Caron, Hélène Gorsky, Ghislain Lunven, Pierre Pinhas, Thomas Harbor et Agnès de Fortanier. Si vous voulez en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici ▼
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