Revue européenne | 11 mai 2021
Brevet des vaccins • UE/Chine/Inde • Brexit à Jersey • Avenir de l'Europe • Buy American Act • Sommet social à Porto • les juges polonais • un peu d'analyse économique
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne ! Nous éditons chaque mardi une newsletter documentée, précise et lisible pour vous informer sur l’actualité européenne de la semaine.
Vous découvrez la Revue européenne ? Abonnez-vous !
COVID-19 — Les brevets, casse-tête diplomatique
L’annonce du 5 mai de l’administration Biden en faveur de la levée temporaire des brevets sur les vaccins contre la Covid-19 a bousculé la stratégie vaccinale des Européens en matière de coopération internationale. Cette annonce, qui s'inscrit dans la démarche portée par l’Inde et l’Afrique du Sud au niveau de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) depuis octobre 2020, a précipité les 27 à définir une position commune sur ce sujet. Alors que la France et les Pays-Bas semblent favorables à la levée des droits de propriété intellectuelle, l’Allemagne, d’où est originaire le laboratoire BioNtech, s’y oppose. Les États membres ont donc préféré contourner le sujet des brevets dans leur réponse à Washington, incitant la Maison Blanche à mettre fin aux interdictions d’exportations de vaccins et de leurs composants en vigueur depuis mars 2020.
Bien que cette position rappelle la volonté européenne de conduire l’effort de solidarité mondiale pour répondre à la pandémie – 50% de vaccins produits sur le sol européen ont été exportés dans près 90 pays – son opposition à la levée temporaire des brevets pourrait être contre-productif. D’autant plus que sur les 200 millions de doses exportées par l’UE, 90% l’ont été vers des pays développés. À ce titre, l’OMS a rappelé l’urgence de renforcer l’équité vaccinale entre les pays riches et les pays à faible ou moyen revenu, qui ont jusqu’à présent bénéficié de seulement 17% des doses de vaccins administrées mondialement.
D’où l’importance d’une levée temporaire des droits de propriété intellectuelle, qui permettrait de partager les formules de vaccins et ouvrirait la production à davantage de fabricants contre une indemnité versée aux laboratoires pharmaceutiques. Cependant, pour qu’une telle mesure soit efficace elle devra être accompagnée d’efforts visant à accélérer le transfert de compétences, le déploiement d’équipements techniques et l’approvisionnement de matières premières nécessaires à la production des vaccins. Si certains déplorent l’aspect symbolique de la déclaration américaine, il semble désormais essentiel de mobiliser toutes les capacités existantes qui favoriseraient l’accélération de la production mondiale de vaccins afin de protéger l’ensemble de la population mondiale.
COMMERCE — Chine stop, Inde go
Est-ce la mort de l’Accord Global sur les Investissements (CAI) entre la Chine et l’Union européenne, qui serait associée à un pivot vers l’Inde ? Un tweet de l’AFP a mis les observateurs en alerte en annonçant le 4 mai dernier que l'UE suspendait ses efforts pour ratifier l'accord d'investissement avec la Chine. Pourtant, cette déclaration du commissaire au commerce Valdis Dombrovskis, parfois trop rapidement interprétée par les opposants au CAI comme une victoire définitive, n’a pas d’incidence sur le processus technique en cours.
La Commission continue son travail technique de traduction et de peaufinage juridique qui doit aboutir à l’automne 2021. Ce qui a changé, c’est la reconnaissance d'une impasse politique provoquée par les sanctions chinoises contre des eurodéputés. La reprise des efforts de la part de la Commission pour obtenir la ratification de l’accord dépendra de l’évolution politique de la relation avec la Chine, le Parlement européen continuant de camper sur sa position. En effet, Bernd Lange, président de la Commission du commerce international au Parlement, expliquait qu’il n’avait aucunement l’intention de ratifier l’accord. Les négociations sur le CAI avec la Chine avaient abouti pendant la transition entre Donald Trump et Joe Biden, ce qui a été vu comme un signal de volonté d’indépendance de l’UE vis-à-vis des États-Unis.
A présent, la mise en veille du CAI concorde avec la reprise de négociations avec l’Inde, pourtant interrompues depuis 2013. À l’occasion du sommet de Porto du samedi 8 mai, Charles Michel annonçait la volonté commune de l’UE et de l’Inde de préparer trois accords, sur le commerce, la protection des investissements et les indications géographiques. Josep Borrell fournit l’explication de texte : “L’Inde a choisi d’investir davantage dans sa relation avec l’UE à cause de la Chine et du Brexit qui oblige New Delhi à ne plus considérer Londres comme son unique entrée dans l’UE”. La Commission se prend au jeu international des annonces et des alliances, mais les accords commerciaux sont-ils le bon outil ? Car tout processus de ratification amorce un autre genre de casse-tête politique, cette fois-ci bien local.
THE BREXIT DIARIES — Poissons, grenouilles et crapauds
Alors que Nicola Sturgeon, auréolée de sa victoire en Écosse, réclame un nouveau référendum sur l’indépendance, ce n’est pas de saumon écossais dont nous parlons, mais plutôt de dorade grise de la Manche. Des menaces françaises de couper l’électricité à Jersey jusqu'à l’envoi de navires de la Royal Navy et de la Marine nationale, la semaine dernière, l'escalade fut rapide et déconcertante entre Français et Britanniques.
À l’origine du différend, on trouve la décision des autorités de l’île de Jersey de soumettre l’autorisation de pêcher à l’obtention d’une licence, et d’obliger les bateaux étrangers (français) à s’équiper d’outils permettant de traquer leurs dernières excursions dans les eaux britanniques. La Commission européenne soutient que l’absence de préavis donné aux pêcheurs pour l’obtention de ces licences et les conditions spéciales sont une violation de l’Accord du Brexit, ce que conteste évidemment Downing Street. Ces mesures ont irrité les pêcheurs français qui ont manifesté leur désaccord en organisant une grande manifestation (de 56 navires) en mer devant le principal port de l’île, Saint-Hélier (FT). En cas de différend, il vaudrait mieux utiliser les comités de conciliation prévus par l’Accord plutôt que de menacer de couper l’électricité et d’organiser le blocus d’une île britannique, sauf à mettre cette initiative sur le compte d’un clin d’oeil pour le bicentenaire de la mort de Napoléon.
Après beaucoup de promesses, Boris Johnson a signé un accord qui gèle pour cinq ans la situation telle qu’elle prévalait avant le Brexit. La pêche est de la plus haute importance, en tant que levier de négociations. La France tient tant au respect de ses marins pêcheurs qu’elle est prête à s’opposer à l’octroi d’équivalences financières à Londres, nécessaires pour que la City puisse échanger librement avec le continent (Bloomberg).
AVENIR DE L’EUROPE — L’Europe cherche un nouvel élan
La Conférence sur l’avenir de l’Europe a été lancée, depuis Strasbourg le dimanche 9 mai, à l’occasion de la fête de l’Europe. La célébration annuelle du discours de l’horloge, qui jette les bases de la construction européenne, prend cette année une dimension particulière. La Conférence sur l’avenir de l’Europe a pour ambition de redéfinir l’Union européenne pour les dix ans à venir. Les conclusions de cette conférence devraient être connues au printemps 2022, lorsque la France assurera la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne.
Comment ça marche ? À travers une plateforme numérique, les citoyens européens peuvent désormais partager leurs attentes autour de 10 grands thèmes. Une plénière composée de représentants de la Commission, du Parlement européen, du Conseil, des parlements nationaux, de partenaires sociaux, de la société civile et de citoyens tirés au sort, sera chargée de travailler sur les propositions récoltées sur la plateforme en ligne. Le Ces travaux seront synthétisés dans un rapport final, qui devra être mis en œuvre par la Commission. Emmanuel Macron s’est d’ores et déjà engagé à donner suite aux conclusions de la conférence. Très présent, le président français a appelé au retour des « grands projets », promouvant un modèle européen, « productif, solidaire et démocratique ». Le président du Parlement européen, David Sassoli, a quant à lui insisté sur le renforcement de sa propre institution, à travers un droit d’initiative législative et une meilleure association des citoyens à la désignation de la présidence de la Commission européenne. Le premier ministre portugais Antonio Costa, actuellement à la tête du Conseil, a quant à lui affirmé que la conférence ne devait pas rester « un exercice centré sur Bruxelles ».
Pour encourager la participation citoyenne — qui n'est pas le point fort de la vie politique européenne — les inspirateurs de la conférence appellent déjà les Etats membres à des efforts de mobilisation et de pédagogie autour de la conférence…
TRANSATLANTIQUE — Bras de fer sur le Buy American Act
La signature par Joe Biden en janvier dernier d’un décret visant à durcir les règles du « Buy American Act » a bel et bien galvanisé l’affirmation par l’Union de son autonomie stratégique. Selon Politico, le Conseil de l’UE serait sur le point de trouver un accord sur l’adoption d’un règlement visant à décourager la discrimination des entreprises européennes dans les marchés publics des pays tiers. Ce texte permettrait notamment à la Commission d’empêcher les entreprises de pays signataires de l’Accord sur les marchés publics de l’OMC d’accéder aux marchés publics européens lorsque la Commission juge qu’un pays signataire ne respecte pas ses engagements internationaux en la matière.
Dans la continuité de la politique trumpiste America First, le décret de Biden impose de nombreuses limites à l’ouverture des marchés publics américains. Sans s’exprimer sur la conformité de ces mesures avec les règles de l’OMC, l’Union entend défendre le principe de réciprocité. Le projet de loi vise ainsi à exclure des marchés publics européens les entreprises des pays où les européens n’ont pas accès à tous les marchés publics au même titre que les entreprises nationales. Le nouveau dispositif chargerait la Commission de mener des enquêtes pour vérifier qu’aucun secteur des marchés publics ne soit fermé aux entreprises européennes. Le cas échéant, la Commission pourrait définir un “ajustement”, en excluant les entreprises des pays responsables de certaines voire de toutes les commandes publiques européennes.
Ce n’est pas la première fois que l’Union européenne s’attelle au sujet de la protection de ses marchés publics. Sur fond de tensions commerciales avec certains partenaires commerciaux asiatiques comme le Japon, la Commission avait déjà proposé un instrument réglementaire similaire en 2012. La proposition de règlement était cependant dans l’impasse compte tenu de l’absence d’accord au Conseil, dûe à la complexité du mécanisme législatif proposé et à l’opposition de certains, dont l’Allemagne. Depuis quelques années, l’Union européenne se saisit de la question de l’accès aux marchés publics. Améliorer la capacité de l’Union à défendre ses intérêts est d’ailleurs l’un des principes fondamentaux de la nouvelle stratégie commerciale européenne présentée par la Commission le 18 février 2021. La présidence portugaise du Conseil a mis l’adoption de cette procédure à l’agenda du Conseil et les négociations avec le Parlement devraient commencer au mois de juin.
SOCIAL — "Relance inclusive" au Sommet de Porto
À la lecture de l'ardente profession de foi (baptisée "Déclaration de Porto") publiée par le Conseil à la suite du "sommet social" qui s'est tenu au Portugal le 7 et 8 mai, nous avons dû cligner des yeux plusieurs fois pour vérifier de n'être pas tombés sur un discours de Miss France, en plus abstrait. En marge, Le Figaro rapporte que des milliers de manifestants ont défilé à Porto pour dénoncer le chômage, la précarité ou les privatisations et demander des "actions concrètes sur le terrain".
Si les mesures concrètes de "relance inclusive" (c'est le terme) sont introuvables, les chefs d'États se sont quand même mis d'accord sur un triple objectif à atteindre d'ici 2030 : (i) un taux d'emploi d'au moins 78 % au sein de l'UE, (ii) une participation d'au moins 60 % des adultes à des actions de formation chaque année et (iii) une réduction d'au moins 15 millions du nombre de personnes menacées d'exclusion sociale ou de pauvreté.
Ces objectifs "ambitieux mais réalistes", comme le titre Diário de Notícias, entérinent le socle européen des droits sociaux, un ensemble de 20 principes et droits essentiels au développement de marchés du travail et de systèmes de protection sociale.
La méthode adoptée par la présidence portugaise s'est affirmée, selon le premier ministre portugais António Costa, avec "peu de grands discours, beaucoup de travail, avec discrétion et de bons résultats toujours partagés" (Diário de Notícias, notre traduction). Sur la directive sur le salaire minimum européen par exemple, António Costa a déclaré faire un travail "discret" pour tenter d'obtenir des résultats d'ici la fin juin.
En définitive, si le sommet de Porto n'avait de "social" que le nom (Courrier International), ce fut néanmoins le théâtre de discussions intéressantes sur la levée des brevets (voir l'article plus haut) et sur la reprise des négociations sur un accord commercial avec l'Inde.
ÉTAT DE DROIT — CJUE vs. Cour suprême polonaise
L’avocat général Evgeni Tanchev a rendu ses conclusions dans l’affaire sur l’indépendance de la chambre disciplinaire de la Cour suprême polonaise (C-791/19, 06/05), plaidée devant la Cour de justice à Luxembourg. Cette chambre disciplinaire au sein de plus haute juridiction de la Pologne, a été instituée par la majorité conservatrice (le PiS). Dans ses écritures, qui ne préjugent pas de la décision à intervenir, l’avocat général estime que cette instance ne peut pas être considérée comme une juridiction "indépendante et impartiale".
Pour donner quelques éléments de contexte, la Cour a déjà rendu une ordonnance dans le cadre de cette procédure enjoignant les autorités polonaises de suspendre le fonctionnement de cette instance disciplinaire le temps de se prononcer sur le fond (voir notre article).Pourtant, la chambre disciplinaire continue bel et bien de fonctionner. Fin avril, elle aurait du se prononcer sur la possibilité de placer en détention le juge Igor Tuleya et sur la levée d’immunité du juge Włodzimierz Wróbel, tous deux engagés en faveur de l’État de droit en Pologne. Le Gouvernement polonais refuse de reconnaître la force contraignante des mesures provisoires ordonnées par la Cour de justice ; il est ainsi allé jusqu'à demander au Tribunal constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution polonaise desdites mesures, prévues par les traités européens.
Hasard du calendrier, à Strasbourg cette fois, la Cour européenne des droits de l’Homme a également rendu un arrêt (07/05), où elle considère que la composition du Tribunal constitutionnel polonais est "entachée d’illégalité". L’arrêt est important puisqu’il pourrait permettre de remettre en cause plusieurs décisions controversées du Tribunal constitutionnel polonais comme celle restreignant l’avortement, l’arrêt mettant fin au mandat de l’Ombudsman, et, si l’on est optimiste, d'influencer de futures décisions, comme celle attendue le 13 mai prochain à propos de la primauté du droit polonais sur le droit de l’Union européenne.
ECONOMIE — Éviter le décrochage européen
Dans une note publiée par le Grand Continent, les économistes Jean Pisani-Ferry et Olivier Blanchard proposent une vision à la fois optimiste et alarmiste de la réponse économique à la crise actuelle. Optimiste en ce qu’elle affirme que l’Europe (et en particulier la France) n’a pas moins bien fait que les États-Unis concernant le sauvetage et la relance de son économie, avec un soutien à l’activité « d’un moindre volume qu’aux États-Unis », mais « mieux ciblé ». Alarmiste, car elle interroge sur l’éventuelle persistance des stigmates de la crise sanitaire sur le tissu économique.
Si la crise a affecté négativement l’activité, ses effets ne seront pas nécessairement permanents. Une étude de Goldman Sachs anticipe même des hausses de productivité liées aux investissements à marche forcée dans la numérisation et au télé-travail pendant la crise. Alors que le FMI prévoit une croissance satisfaisante pour l’Europe en 2021 à 4,5% (contre 6,4% aux États-Unis et 8,4% en Chine), Blanchard et Pisani-Ferry appellent à muscler la réponse. Ils invitent à stimuler la consommation par des mesures ciblées pour soutenir la consommation des classes populaires, dont l’épargne n’a pas pu augmenter pendant la crise, contrairement à celle de leurs concitoyens qui s’est accrue (de 165 milliards d’euros en France). Le programme de stabilité transmis par la France à la Commission voit ainsi le taux d’épargne passer de 15% en 2019 à 19,4% en 2021.
Ils appellent enfin à ce que « les autres membres de l’Union européenne soutiennent leurs économies de la même façon ». Ils rejoignent ainsi un courant porté notamment par la France,qui viserait à redimensionner le plan de relance européen face à un risque de décrochage vis-à-vis des États-Unis et de la Chine.Clément Beaune assure ainsi que « L'Europe devra ajouter un nouveau volet d'investissement de long terme au-delà du plan de relance déjà lancé, pour être à la hauteur ». Une gageure au vu de la lenteur des procédures européennes, alors que sept États membres n’ont toujours pas ratifié la « décision ressources propres » qui permettra à terme le décaissement des fonds du plan de relance Next Generation EU.
WHAT'S UP?
OPINION — Georg Riekeles, désormais au European Policy Centre et ancien de l’équipe de Michel Barnier à la Commission, livre ses observations sur l’agenda d’Ursula von der Leyen. C’est à lire ici.
LONG READS — On recommande la lecture de cet excellent portrait consacré à Mario Draghi par Ben Judah dans The Critic qui revient sur l’histoire récente de la zone euro et de l’UE à travers les lentilles de Mario Draghi. Et comme Draghi fait souvent référence à la “méthode Monnet”, lisez également le papier clairvoyant de Martin Sustrik, “Jean Monnet: the Guerilla Bureaucrat”.
Cette édition de la Revue européenne a été préparée par Zachary Pascaud, Antoine Corporandy, Guillaume Thibault, Tim Caron, Alexandra Philoleau, Léo Amsellem, Ghislain Lunven, Marceline Doucet, François Hemelsoet, Pierre Pinhas, Paul-Angelo Dell’Isola, Thomas Harbor (rédacteur en chef) et Agnès de Fortanier (directrice de la publication). Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici.
Vous aimez la Revue européenne ?
Alors transférez cet e-mail à 3, 5 ou 10 personnes ! N’hésitez pas à nous écrire si vous avez des idées à propos de cette newsletter. À bientôt !