État de droit : le point sur la situation en Pologne
Bonjour et bienvenue dans cette édition spéciale préparée par Alexandra Philoleau sur la situation de l’État de droit en Pologne. Bonne lecture !
Depuis 2015, le parti Prawo i Sprawiedliwość (PiS, Droit et Justice) a entamé une série de réformes et d’actions controversées visant à réorganiser en profondeur le pouvoir judiciaire polonais : changement de la procédure de nomination des membres du Tribunal constitutionnel, mise à la retraite anticipée des juges de la Cour Suprême et des juridictions de droit commun, recomposition du Conseil national de la magistrature et création d’un nouveau régime disciplinaire pour les juges, pour ne citer que quelques exemples.
Si ces réformes ont un impact sur les juges eux-mêmes et sur l’exercice de leurs fonctions, elles facilitent par ailleurs la mise en place des réformes plus idéologiques du PiS.
La subordination continue des juges polonais
La dernière réforme de grande ampleur a été mise en place il y a un an. Elle a consisté en l’adoption d’une loi qualifiée par la doctrine juridique de « muzzle law ». Cette dernière, qui fêtera le 14 février son premier anniversaire, a considérablement modifié le régime disciplinaire qui s’appliquait jusqu’alors aux juges polonais. Elle a immédiatement suscité l’inquiétude de la Commission de Venise, l’organe consultatif du Conseil de l’Europe spécialisé dans les questions d’État de droit. Dans un de ses avis, cette dernière relevait ainsi que toute activité politique devenait interdite aux juges et que ces derniers étaient désormais obligés de déclarer « publiquement leur affiliation à des associations ». En outre, la Commission de Venise déplorait le fait qu’en vertu de la nouvelle loi, « toute personne nommée par le Président de la République doit être considérée comme juge naturel et ne saurait voir sa légitimité contestée à peine d’infraction disciplinaire susceptible d’entraîner révocation ». La finalité de ces modifications est évidente : faire taire les juges qui oseraient encore critiquer les réformes mises en œuvre par le PiS.
Pour mieux comprendre les effets néfastes de la muzzle law, il faut garder à l’esprit qu’elle s’inscrit dans une galaxie complexe de réformes visant à anéantir l’État de droit. Il faut donc l’analyser dans son contexte. À première vue, on peut légitimement s’interroger sur la dangerosité du nouveau régime disciplinaire dans la mesure où l’existence de procédures disciplinaires à l’encontre des juges et la volonté de s’assurer que ces derniers n’adoptent pas de décisions sur des fondements politiques apparaissent nécessaires dans une société fondée sur l’État de droit et sur le principe de séparation des pouvoirs. Mais, encore faut-il que « le juge du juge » soit lui-même indépendant. Or, c’est en particulier sur ce point que la muzzle law est critiquée. En effet, elle confie en partie à la chambre disciplinaire de la haute juridiction polonaise, dont l'indépendance est remise en cause par la Commission européenne, le pouvoir de sanctionner voire destituer les juges qui iraient à l'encontre de la doctrine du PiS.
À nouveau, afin de comprendre pourquoi cette chambre disciplinaire n’est pas indépendante aux yeux de la Commission, il convient d’adopter une analyse contextuelle et en particulier de revenir sur sa composition. Comme le relève la Commission, « la chambre disciplinaire est composée uniquement de nouveaux juges sélectionnés par le Conseil national de la magistrature dont les juges membres sont désormais nommés par la chambre basse du Parlement polonais (Diète) », alors qu’ils étaient auparavant choisis par leurs pairs. Pour simplifier, les “juges des juges" sont nommés par un Conseil de la magistrature dont les membres sont eux-mêmes nommés par le parti au pouvoir. On a donc une politisation à la source qui impacte ensuite l’ensemble de l’organisation du pouvoir judiciaire en Pologne.
En avril dernier, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) s’est d’ailleurs prononcée sur l’indépendance de ladite chambre disciplinaire, dans le cadre d’une procédure d’infraction initiée par la Commission. Face à la gravité de la situation, la Cour statuant par voie d’ordonnance le 8 avril 2020, a en effet estimé que l’argumentation de la Commission tenant au manque d’indépendance et d’impartialité de l’instance disciplinaire n’était pas dépourvue de fondement sérieux et qu’il fallait suspendre son fonctionnement, jusqu’à ce que la CJUE se prononce sur le fond de l'affaire.
Les autorités polonaises se sont-elles conformées à cette ordonnance ? Bien au contraire. Faisant-fi des mesures provisoires ordonnées par la Cour, elles ont continué à initier des procédures disciplinaires à l’encontre d’indomptables juges polonais. Récemment, c’est l’immunité du juge Igor Tuleya, l’une des figures de proue du mouvement d’opposition aux réformes judiciaires, qui a été levée. Plus récemment encore, de nombreux juristes ont cosigné une lettre destinée aux Commissaires Věra Jourová et Didier Reynders pour attirer leur attention sur des poursuites engagées à l’encontre de 14 juges cracoviens.
Le rôle de la Commission dans la gestion de la crise polonaise
Mais alors, que fait la Commission européenne ? Si cette dernière s’est récemment félicitée d’avoir franchi une étape supplémentaire dans la procédure d’infraction initiée à l’encontre de la muzzle law, elle semble cependant avoir fermé les yeux sur le refus de la part des autorités polonaises, de se conformer à l’ordonnance rendue par la Cour en avril dernier. Pourtant, elle avait elle-même menacé de faire application de la jurisprudence Białowieża et d’ordonner à la Pologne le paiement d’une astreinte si celle-ci venait à ignorer l’ordonnance de la Cour.
Les critiques fusent à propos de la gestion de la crise polonaise par la Commission européenne. Récemment, le professeur Laurent Pech a ainsi pointé du doigt le décalage entre la volonté affirmée de la Commission de placer l’État de droit au centre de ses priorités et ses actions concrètes.
Pour faire cesser cette mise au pas forcée des juges polonais, de nombreux experts essayent d’attirer l’attention des institutions européennes. Mais ce ne sont plus uniquement ces derniers, qui longtemps ont eu le quasi-monopole de la contestation, qui s’inquiètent. C’est aujourd’hui une grande partie des citoyens polonais eux-mêmes, qui jugeant leurs libertés bafouées, manifeste.
Les violations de l’État de droit au service de l’idéologie conservatrice du PiS
En janvier, le Gouvernement polonais a encore fait parler de lui en publiant au Journal officiel une décision prononcée par le Tribunal constitutionnel le 22 octobre dernier, qui rend l’un des trois motifs d’avortement, jusqu’alors légaux, inconstitutionnel. En vertu de cette décision, les femmes polonaises ne peuvent plus avorter en cas de malformation grave et irréversible du fœtus. Seules les grossesses consécutives à un inceste ou un viol, ou représentant un danger pour la vie de la mère peuvent désormais être interrompues.
Dans un État souvent catégorisé comme profondément catholique et conservateur, cette restriction pourrait ne pas apparaître surprenante. Mais ce n’est pas tant le contenu de la décision que la manière dont celle-ci a été adoptée qui la rendent critiquable et la lient intrinsèquement aux violations de l’État de droit.
En 2015, le Tribunal Constitutionnel polonais a été l’une des premières cibles du PiS, vainqueur des élections législatives et présidentielles. En effet, dès son arrivée au pouvoir, il s’est attaché, par voie de loi ordinaire, et non par amendement de la Constitution, à modifier la composition de la juridiction constitutionnelle, à annuler les nominations effectuées au cours de la précédente législature pour nommer cinq nouveaux juges, et à mettre fin aux mandats des Président et Vice-Président tout en changeant leurs modes de nomination.
C’est donc un Tribunal sous tutelle du PiS qui a adopté en octobre dernier la très controversée décision concernant la restriction du droit à l’avortement et qui a permis au parti conservateur polonais de franchir une étape cruciale de son programme, en imposant une morale chrétienne dans une Pologne pourtant très divisée sur la question. En effet, selon certains sondages, 62% des polonais considéraient en 2016 que les trois exceptions légales devaient être maintenues (Gazeta Wyborcza) et 66% estimaient en 2019 que les femmes devaient pouvoir avorter jusqu’à la 12ème semaine de grossesse (OKO.press).
Voyant sa cote de popularité chuter pour avoir préféré restreindre l'avortement plutôt que de gérer les ravages de la pandémie en Pologne, le PiS campe cependant sur ses positions. Le 20 janvier, Jarosław Kaczyński faisait ainsi part de sa détermination à poursuivre la réforme du système judiciaire.
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