Revue européenne du 26 janvier 2021
Accord avec la Chine • Droit à la déconnexion • l'euro dans le monde • Bauhaus • Turquie • Politique monétaire • Eurostar
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ACCORD UE-CHINE — Désaccords européens sur l’accord avec la Chine
Les 69 pages publiées par la DG Trade vendredi suffiront-elles pour calmer les critiques grandissantes du Parlement, de la société civile et d’une partie des gouvernements européens ? Peu probable au regard des réactions de Philippe Lamberts, coprésident du groupe Les Verts, qui n’a pas hésité à qualifier l’accord d’ “indigne” (Le Monde), ou de l’eurodéputé Emmanuel Maurel qui parle d’une “faute lourde” (Les Echos). L’historien François Godement considérait encore dans une note (en anglais) que “les tendances de la politique économique en Chine [allaient] à l'encontre des objectifs promus par l’AGI”.
Cela étant dit, le contenu définitif de l’accord ne sera pas soumis aux États membres et aux parlementaires européens avant début 2022. Une partie des annexes doit encore être rendue publique d’ici février. Pour autant, quels sont les éléments déjà publiés par la Commission ? Dans les sections II et III relatives à la libéralisation des investissements et au cadre réglementaire, les conditions d’une concurrence équitable interdisant les transferts de technologie (article II.3) sont par exemple énoncées. De plus, une définition plus rigoureuse des entreprises d’Etat (article II.3bis), y compris les entreprises avec une part étatique minoritaire ou celle formée à l’échelon local, est proposée. Enfin, il est important de souligner l’inclusion d’une clause sur la transparence des subventions (article III.8) et d’une liste précise des secteurs tertiaires concernés.
La section IV de l’accord est quant à elle consacrée aux investissements et à leur caractère durable, tant d’un point de vue climatique, puisque les parties s’engagent à encourager une croissance verte (article IV.5), que d’un point de vue social. Sur ce dernier point, l’accord ne semble prendre en considération que symboliquement la nécessité de garantir des niveaux élevés de protection au travail. En réalité les “droits humains”, qui englobent l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé, ne sont évoqués qu’à deux reprises dans le texte. Fervent défenseur de la cause des esclaves ouïghours, Raphaël Glucksmann a qualifié ce passage sous silence de “désastre” (Euractiv).
Sur le sujet de la résolution des litiges, qui fait l’objet de la section V, l’approche qui a été privilégiée est celle du dialogue. En cas de différend concernant l’interprétation et l’application de l’accord, ce dernier prévoit tout d’abord des phases de consultations, de médiations et de solution mutuellement convenue avant d’évoquer le recours à un panel d’arbitrages dont la composition et les modalités de fonctionnement sont définies par l’accord. Transparence et publication de l’accord ne vaut cependant pas acceptation. Le scepticisme croissant face à des négociations sans engagements contraignants va donc obliger la Commission et les États membres les plus convaincus à continuer de renforcer leur processus de persuasion.
NUMÉRIQUE - Le droit à la déconnexion, un droit de l’Homme digital
La semaine dernière, le Parlement européen s’est prononcé en faveur d’une législation européenne pour protéger le “droit à la déconnexion” pour les travailleurs de l’Union qui sont désormais contraints d’utiliser des outils numériques dans le cadre du travail à distance.
Les chiffres varient largement d’un pays à l’autre. On doit notamment cela à des différences structurelles de composition de la main-d'œuvre entre les États membres. Le travail à distance a augmenté de près de 30 % en moyenne au sein de l’Union depuis le début de la crise due au Covid-19, comme souligné dans un bulletin politique du Centre commun de recherche européen (JRC). Auparavant considéré comme un facteur de bien-être pour les employés, synonyme de modernité et de flexibilité, le télétravail aujourd’hui largement imposé par la situation sanitaire pourrait bien s’installer sur le long terme, soulevant des problématiques touchant à la santé mentale et physique des travailleurs et notamment à la disparition des barrières entre la sphère professionnelle et privée.
Certains pays ont déjà intégré des mesures touchant au droit à la déconnexion dans leur droit national. C’est le cas de la Belgique, l’Espagne, l’Italie et notamment de la France qui a dès 2013 introduit le concept dans le cadre d’un accord de branche entré en vigueur dans le code du travail en 2016. En Allemagne, où la flexibilité des accords de branches est souvent préférée à la législation, le gouvernement a proposé il y quelque jours l’introduction d’un allègement fiscal pour les télétravailleurs, afin de couvrir les coûts associés tels que l’électricité et le chauffage. Tandis que l’initiative du Parlement témoigne d’une reconnaissance de l’existence de ces “nouvelles réalités du travail”, la création d’un environnement légal favorable reste à la discrétion des États membres.
DEVISES - L’euro, outil de l’autonomie stratégique européenne
La Commission européenne a présenté une nouvelle stratégie destinée à renforcer la capacité de l’euro à servir de monnaie de référence internationale, au même titre que le sacro-saint dollar américain. Après les bons vœux de la Commission à l’administration Biden appelant à la définition d’un “agenda transatlantique commun”, le timing de cette annonce intrigue. Il manifeste peut-être de la volonté de la Commission de prouver encore son “autonomie stratégique".
L’annonce de la Commission fait suite à une communication et une consultation publique dévoilées en décembre 2018, affichant pour la première fois l’ambition européenne de faire de l’euro un outil stratégique. La Commission avait alors dressé le constat que l’usage de l’euro, deuxième monnaie mondiale, a chuté depuis la crise des dettes souveraines européennes et qu’il reste limité dans certains secteurs stratégiques comme l'énergie - 85 % de la facture énergétique de l’Union étant facturée en dollars. Dans cette nouvelle stratégie en trois volets, la Commission entend (i) soutenir le développement d'instruments et d'indices libellés en euros, (ii) poursuivre le développement d’infrastructures de marchés financiers indépendants de l’application extraterritoriale de sanctions de pays tiers (entendre les Etats-Unis), et (iii) promouvoir la mise en œuvre et l'exécution uniformes des sanctions prises par l'Union.
Cette stratégie de renforcement de l’euro reflète de nouvelles inquiétudes pour les Européens concernant leur souveraineté financière et la menace que constitue la toute-puissance du dollar. L'extraterritorialité croissante du droit américain s’exerce en effet via le dollar, que ce soit dans le domaine bancaire, énergétique (avec Nord Stream 2), ou même diplomatique, avec l’interruption forcée de toute activité commerciale irano-européenne. Plus généralement, cette stratégie démontre un changement de paradigme pour l'euro. Si l’intention de la Commission de renforcer l’euro paraissait vaine en 2018 compte tenu de son refus d’employer l’endettement public pour soutenir sa liquidité, l'émission de dette souveraine européenne est désormais une réalité qui rapproche l’euro du dollar. En effet, la crédibilité de ce dernier dépend en partie de la liquidité de la dette publique américaine.
CULTURE – Un nouveau Bauhaus européen pour une architecture plus verte
La Commission européenne a présenté le 18 janvier 2020 son initiative pour un “nouveau Bauhaus européen”, une façon pour Ursula Von der Leyen de donner au Pacte Vert une dimension culturelle inspirée du mouvement architectural allemand, dont les constructions modulables et les formes simples rappellent l’histoire de l’intégration européenne (suivez notre regard 🙄). Le Bauhaus entendait à l'époque combiner forme et fonction, avant d’être banni par l’Allemagne nazie pour son approche anti-totalitaire.
Les valeurs cardinales du mouvement seront la durabilité, l’esthétique et l’inclusivité. Pour la commissaire européenne à la cohésion et aux réformes, Elisa Ferreira, le Nouveau Bauhaus européen permettra de trouver des solutions abordables pour répondre à la crise du logement. La commande politique passée, la forme et les principes communs de ce nouveau mouvement restent à définir. Le flou entourant ce projet semble naturel à ce stade, mais la Commission est déjà critiquée pour avoir choisi une référence à un mouvement peu inclusif ; elle est accusée de masquer son manque d’ambition écologiste par un vague concept marketing.
La phase de conception du nouveau Bauhaus européen sera lancée au printemps, afin d’identifier les besoins les plus urgents et mettre en relation les parties intéressées. En pratique, les Européens sont invités àco-créer l’aménagement et le design de demain. Lespremiers prix du Nouveau Bauhaus européen récompenseront des initiatives existantes, qui ouvrent la voie à un nouvel aménagement de l’espace. La phase de conception se prolongera par des appels à propositions à l’automne 2021 pour financer cinq projets dans les États membres.
TURQUIE — La Sublime Porte veut remettre le dialogue sur les rails avec l’Union
Les pourparlers entre Ankara et Athènes sur les ressources énergétiques et les frontières maritimes ont repris hier (25/01), après le quasi-affrontement militaire de l’été dernier en Méditerranée orientale et alors que la France, dont le Président aurait bien besoin d’un “suivi psychologique” selon le Président Erdogan, vient de signer la vente de 18 avions Rafale à la Grèce. C’est en fait une mer d’huile trompeuse après la tempête, sur fond de menace chronique de tsunami migratoire.
Côté turc, l’heure est à la conciliation depuis la visite à Bruxelles du ministre des affaires étrangères. Un sommet européen stratégique se tiendra mi-mars pour décider de la “feuille de route pour les relations futures” avec la Turquie. À cette occasion, les États membres se mettront d’accord sur l’imposition ou non de véritables sanctions contre la Turquie suite aux activités d’exploration gazière dans les eaux territoriales chypriotes et grecques, les opérations extérieures et la violation de l’embargo de l’ONU sur la vente d’armes en Libye. Les sanctions adoptées en décembre ne visaient que les responsables des opérations d’explorations gazières, une réponse a minima qui s’explique par les divisions entre États membres, entre fermeté macronienne et modération à la Merkel.
Il n’y a pas de bonne volonté, il n’y a que des preuves de bonne volonté, pense-t-on à Bruxelles. La diplomatie turque souhaite éviter d’accélérer la chute de la livre par des déclarations trop offensives, au moment où l’entrée en fonction d’une administration Biden plus alignée avec l’Union européenne menace Istanbul d’isolement après ses achats de missiles russes S-400. En mars, l’Union pourra infliger des sanctions à un pays déjà accablé par les difficultés économiques. Mais Ankara pourrait menacer d’ouvrir le chemin de l’Europe aux 3,6 millions de réfugiés syriens maintenus sur le sol turc et demander la renégociation du pacte migratoire de mars 2016. Ce dernier prévoit le versement de fonds européens contre l’accueil des migrants en Turquie. Cette menace avait plané l’année dernière, après l’afflux de réfugiés en provenance d’Idlib en Syrie, ce qui a suffi à convaincre l’Allemagne de demander à la Grèce de calmer ses ardeurs, de peur de revivre l’épisode de 2015.
BCE — En surface, rien ne bouge…
Le Conseil des gouverneurs de la BCE a décidé jeudi dernier de ne pas infléchir les orientations actuelles de sa politique monétaire. Ainsi, le taux de refinancement des opérations d’open market (à une semaine) reste à 0 % tandis que les facilités marginales de prêt et de dépôts se maintiennent respectivement à 0,25 % et -0,5 %. La BCE continuera également d’effectuer des achats nets jusqu’à au moins mars 2022 au titre du pandemic emergency purchase program (PEPP), réponse contra-cyclique au Covid dont la taille maximale a été fixée en décembre 2020 à 1 850 milliards d’euros. Les achats nets au titre du asset purchase program (actif depuis 2015) se poursuivront quant à eux à un rythme de 20 milliards d’euros par mois.
Business as usual serait-on tenté de conclure, tant ces politiques non-conventionnelles s’installent dans un “nouveau normal”. Cependant, plusieurs autres annonces montrent que des mouvements de fond sont à l'œuvre à Francfort actuellement. Ainsi, une équipe de dix personnes spécialement dédiée à l’étude du changement climatique vient d’être mise sur pied. Cette équipe a une vocation transversale et rapportera directement à Christine Lagarde, pour qui “le changement climatique affecte tous les domaines d’action de la politique monétaire”. Par ailleurs, la BCE a annoncé qu’elle investira dans les fonds d’obligations vertes de la Banque des règlements internationaux (BRI) dans le cadre de la gestion de son portefeuille pour compte propre (les fonds correspondants à ses fonds propres et qui ne répondent pas d’objectifs de politiques monétaire ou de change).
Ces annonces pourraient donc signaler des changements plus profonds. Pas moins des deux tiers d’un panel de 33 économistes interrogés par le FT début janvier pensent ainsi que la revue de politique monétaire (devant être effectuée par la BCE d’ici au S2 2021) aboutira à l’abandon du principe de neutralité de marché. Cela permettrait à l’institution de corriger le biais carboné du corporate sector purchase program (CSPP). En effet, les gros émetteurs de gaz à effet de serre (GES) se financent davantage sur les marchés financiers que le reste de l’économie, conduisant à une surreprésentation de ce secteur sur le bilan de la BCE. Il est possible toutefois que le Financial Times et ses interlocuteurs se montrent excessivement optimistes, alors que des réactions en France (Jacques de Larosière) ou en Allemagne (Jens Weidmann) se montrent plus réservés quant à la pertinence d’une réponse monétaire aux enjeux climatiques.
TRANSPORTS — Eurostar, en attendant BoJo
Les compagnies aériennes ne sont pas les seules à battre de l’aile. Victime de la baisse brutale du trafic liée à la pandémie de Covid-19, Eurostar est également en grande difficulté. Les aides publiques accordées à Eurostar sont l’occasion d’une première passe d’arme entre Paris et Londres post-Brexit.
Le PDG de la SNCF — société qui détient 55 % d’Eurostar — Jean-Pierre Farandou, a tiré la sonnette d’alarme la semaine dernière. Depuis le début de la pandémie, un seul train, vide à 80% en moyenne, circule entre la Gare du Nord et Saint-Pancras chaque jour. Le chiffre d’affaires a été divisé par 20. En l’état, la trésorerie du groupe ne lui permettra de survivre jusqu’en mai. Les actionnaires d’Eurostar ont déjà injecté 220 millions d’euros. Le ministre délégué aux transports, Jean-Baptiste Djebbari, a annoncé ce jeudi que le gouvernement français était prêt à aider financièrement Eurostar.
Le gouvernement français espère bien voir le Trésor britannique mettre la main à la poche pour aider Eurostar, société domiciliée au Royaume-Uni. D’autant plus qu’Eurostar se retrouve défavorisée avec les compagnies aériennes bénéficiaires de plan de sauvetage et avec lesquelles elle entre en concurrence. Côté britannique, Eurostar est perçue comme une entreprise publique française. En effet, elle est détenue à 55% par la SNCF alors que le gouvernement britannique a revendu sa participation de 40% à un consortium canado-néerlandais (la CDPQ et Hermes Infrastructure) en 2015. Dans un éditorial très remonté, leFT s’est opposé à ce que le contribuable britannique participe au sauvetage d’une entreprise publique française, et qui plus est ne gérant pas une infrastructure essentielle, le tunnel est géré par Getlink, coté à Paris. Des arguments qui n’ont pas convaincu le député Alexandre Holroyd, qui représente notamment les français établis au Royaume-Uni et a tenu à répondre au quotidien (sa réponse ici).
TO DO LIST européenne ✅
À LIRE - Dans une lettre publiée dimanche, l'historien europhile Adam Tooze analyse et déplore la “complaisance” des Européens envers l'Europe. Cette Euro-complacency provient selon lui des avancées importantes de l'Union comme le financement par des emprunts du Plan de relance (“Next Generation EU”) ou encore du succès de la conditionnalité des aides à l'État de droit. Adam Tooze se pose une question simple : est-ce assez ?
À VOIR - La Commission européenne organise jeudi (28/01) une “université en ligne” disponible là pour clarifier la nouvelle réglementation sur le numérique du DSA et du DMA.
DONNER SON AVIS - La Commission européenne a lancé une consultation publique sur la transparence de la publicité en matière politique, pour donner votre avis, c'est par ici.
FOLLOW-UP - Le gouvernement italien dirigé par Giuseppe Conte va démissionner ce mardi (France Info), retrouvez ici notre analyse dans la RevUE de la semaine dernière.
Cette édition de la RevUE a été rédigée par Alexandra Philoleau, Tim Caron, Ghislain Lunven, Hélène Gorsky, Pierre Pinhas, Paul-Angelo dell’Isola, Thomas Harbor et Agnès de Fortanier. Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici ➤ Qui sommes-nous ?
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