Revue européenne du 19 janvier 2021
L'ère Biden 🇺🇸 • Dissensions italiennes • Brexit et logistique • Successions allemandes • Taxe carbone • Espace 🛰 • Frontex • Décroissance
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne ! Nous éditons chaque mardi une newsletter documentée, précise et lisible pour vous informer sur l’actualité européenne de la semaine.
BIDEN & L’EUROPE 🇺🇸 — Trois questions à l’avocat Christopher Mesnooh
Christopher Mesnooh est avocat aux barreaux de Paris et de New-York. Installé à Paris depuis 1989, il est diplômé de Yale et Columbia et commente l'actualité américaine pour la presse française et internationale.
Les Européens attendent beaucoup de l’administration Biden-Harris. Ont-ils raison ?
Les sujets qui ont le plus marqué la présidence de Donald Trump sont le désengagement affirmé des États-Unis de certaines institutions multilatérales, le retrait de l'accord nucléaire avec l'Iran, et last but not least, les relations difficiles avec Angela Merkel et variables avec Emmanuel Macron.
Le choix d'Antony Blinken comme secrétaire d' État, un francophone qui a vécu une bonne partie de sa jeunesse en France, va permettre un rééquilibrage avec l'Europe. Il restera des sujets clivants de part et d'autre de l'Atlantique, mais on peut s'attendre à un retour à une certaine normalité qui serait reconnaissable aux Européens.
Justement, vous évoquez les sujets clivants, parmi lesquels on peut citer la “taxe GAFA”. Qu'en sera-t-il sous l'administration Biden-Harris ?
Cet impôt, censé générer des revenus supplémentaires aux pays où les GAFA sont présents mais où leurs impôts ne semblent pas toujours à la hauteur de leurs chiffres d'affaires, n'est pas, en tant que tel, une mauvaise idée. La communauté internationale réclame depuis longtemps des règles claires en matière de l'imposition des grandes multinationales du secteur des nouvelles technologies.
N'oublions pas en revanche que le moment est propice pour réexaminer ce sujet, de fond en comble, car ces mêmes GAFA se trouvent sur le banc des accusés aux États-Unis, pour des raisons à la fois économiques (inégalités), politiques (ont-ils un droit de censurer le discours politique ?) et commerciales (des enquêtes en matière du droit de la concurrence sont en cours aux niveaux fédéral et des États).
Il est à espérer que des négociations bilatérales, entre l'UE et les États-Unis, permettront de trouver une solution qui serait basée sur l'équité fiscale et non pas sur fond de polémique anti-américain ou même anti-GAFA, car ces entreprises sont aussi très présentes en Europe.
Les Européens regardent avec beaucoup d'attention voire d'inquiétude la vie politique américaine depuis le début de l'année. Quelles conclusions doivent-ils en tirer ?
Les décisions prises par un grand nombre de sociétés californiennes, dont Twitter et Facebook, posent des questions difficiles qui n'ont pas de réponse pour le moment ; il suffit de regarder les réactions très proches venant du parti Républicain et de la American Civil Liberties Union, c’est-à-dire, de la droite et de la gauche de l'échiquier politique américain.
Ces réseaux sociaux ont été largement organisés selon une conception très américaine de la liberté d'expression, et les conséquences de ces interdictions imposées à Donald Trump vont avoir un impact direct et important sur la qualité et l'étendue du discours international.
Mais soyons lucides : le débat autour de ce thème sera mené aux États-Unis, selon les principes juridiques et politiques américains, et non pas en Europe. Les européens, en revanche, en subiront les conséquences.
LA GRANDE INSTABILITÀ — Crise gouvernementale en Italie sur fond de dissensions sur le plan de relance européen
Après Les Pays-Bas et l’Estonie, c’est au tour du gouvernement italien d’affronter une crise en ce début d’année. Mercredi dernier, Matteo Renzi, ancien président du Conseil italien, à la tête du parti de Italia Viva, a annoncé la démission de ses ministres. La décision de celui qu’on surnomme le Rottamatore (le démolisseur) affaiblit cette fois le gouvernement de coalition dirigé par Giuseppe Conte, qui associe le Parti Démocrate (centre gauche) et le M5S (parti anti-système). Le parti Italia Viva peut en effet compter sur ses 18 sénateurs pour priver le gouvernement de la majorité absolue à la chambre haute.
Officiellement, Renzi a pris cette décision afin de contester la future gestion des ressources italiennes du plan de relance européen. Le plan prévu doit permettre au gouvernement italien de dépenser 200 milliards d’euros en subventions et prêts. D'après Matteo Renzi, les propositions d’Italia Viva sur la santé, l’éducation et la culture n’auraient pas été prises en compte par le président du Conseil. Renzi avait aussi vivement critiqué la décision du gouvernement de ne pas recourir aux prêts à taux avantageux du mécanisme européen de stabilité (MES). Le M5S considère les engagements de réforme qui conditionnent ces prêts comme une menace pour la souveraineté italienne. Officieusement, certains se demandent si la manœuvre ne servirait pas Renzi, pour compter davantage dans un prochain gouvernement, alors qu’il accusait en décembre Conte de s’arroger les pleins pouvoirs. Ce dernier pourrait reformer un troisième gouvernement en modifiant à nouveau la majorité sur laquelle il repose, comme il l’avait fait en abandonnant Salvini à l’été 2019. La Chambre des députés a accordé sa confiance à Conte lundi soir et le Sénat doit voter mardi.
Paschal Donohoe, président de l’Eurogroupe, a rappelé vendredi l’urgence et la responsabilité conjointe de la Commission et des États membres dans la mise en œuvre rapide du plan de relance européen. Les États membres doivent présenter à Bruxelles leurs déclinaisons du plan de relance européen d’ici avril. La Commission doit examiner les réformes prévues dans ces plans nationaux afin d’initier le versement des subventions et prêts dès le second semestre 2021. Quant aux parlements nationaux, ils doivent encore ratifier les décisions sur les ressources propres afin de permettre à la Commission d’emprunter sur les marchés les fonds du plan de relance.
THE BREXIT DIARIES 🇬🇧 — Sandwich Gate, Brexit Carnage and Eton Mess
La semaine dernière, l’affaire des sandwichs confisqués par la douane néerlandaise aux chauffeurs routiers en provenance du Royaume-Uni a fait du bruit outre-manche, où l’on réalisait qu’il est désormais interdit de traverser la frontière avec un BLT en main. C’était aussi en camion que manifestaient les pêcheurs ce lundi à Londres, qui dénoncent le « carnage » causé par les lourdeurs administratives, responsables de pertes importantes et d’une chute des prix de l’ordre de 40 à 50% pour certains poissons. Et enfin, parce que le Royaume-Uni n’a pas encore signé d’accord avec la Norvège, l’emblématique Kirkella, bateau de pêche géant et flambant neuf, ne peut toujours pas quitter le port de Hull…
Ces frictions douanières sont d’autant plus compliquées que les acteurs économiques ne sont pas préparés aux nouvelles procédures administratives, qui sont entrées en vigueur le 1er janvier, soit moins de dix jours après l’accord du 24 décembre. Le système informatique pour émettre les certificats de capture des pêcheurs britanniques n’a, par exemple, été mis en ligne que le 29 décembre. Les nouvelles réglementations représentent un sujet majeur pour les chaînes logistiques entre le Royaume-Uni et l’Union. À tel point que DB Schenker, leader européen du transport de marchandises, a suspendu la semaine dernière les livraisons de l’Union vers le Royaume-Uni, citant les difficultés pour se conformer aux réglementations. Selon des représentants du groupe allemand, seules 10 % des expéditions étaient conformes à la réglementation en vigueur. La décision de DB Schenker suit celle de DPD, filiale de a Poste, qui a suspendu les livraisons du Royaume-Uni vers l’Union.
Michel Barnier s’est montré moins rassurant ; le retour de formalités administratives douanières est le prix à payer pour l’indépendance retrouvée et la facture pourrait encore augmenter. Rappelons que des tarifs douaniers pourront accompagner la divergence réglementaire entre le Royaume-Uni et l’Union, dans le cadre du mécanisme de gouvernance établi par l’accord du 24 décembre.
ALLEMAGNE — Merkel a trouvé un dauphin et un nouvel élan (en matière de concurrence et de fiscalité internationale)
Lors du 33ème congrès de la CDU (Christian Democratic Union) qui s’est déroulé ce week-end, le parti de la chancelière Merkel a choisi son nouveau leader qui succèdera à Annegret Kramp-Karrenbauer, celle-ci ayant annoncé sa démission en février 2020.
Des trois candidats en lice, c’est finalement Armin Laschet, Président de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie qui l’emporte face à Friedrich Merz et Norbert Röttgen. Bien que cette nomination ne garantisse pas à Laschet d’être le candidat CDU/CSU (sœur jumelle du CDU en Bavière) pour les élections à la chancellerie prévues en septembre 2021, l’élection de Merz à la tête du parti aurait pu avoir des conséquences sur les futures dynamiques de coalition gouvernementales en conséquence du système électoral allemand qui suit un modèle de représentation proportionnelle mixte. En rupture avec la position centriste adoptée par le parti actuellement, les positions de Merz séduisent davantage les électeurs de droite et auraient rendu difficile une alliance avec le deuxième parti du pays, le parti vert allemand Die Grünen.
Laschet est finalement le plus susceptible d’offrir une politique dans la continuité de celle portée par Merkel. En plus du revirement sans précédent face à l’intégration fiscale de l’Union dans le cadre du plan de relance, après un vote au Bundestag jeudi dernier l’Allemagne est devenu le premier pays au monde à intégrer des mesures préventives dans son droit national de la concurrence visant à limiter les pouvoirs des géants du digital. Cette initiative pourrait renforcer l’influence de Berlin sur les propositions de la Commission quant au Digital Markets Act. Du côté de la fiscalité internationale, le ministre Olaf Scholz a récemment appelé l’administration Biden à une coopération sur la taxation des profits des multinationales, dans la droite ligne des recommandations du projet BEPS de l’OCDE (Inclusive Framework on Base Erosion and Profit Shifting) lancé en 2013 et visant à corriger les failles du système fiscal international, notamment l’évasion fiscale.
Ces initiatives continuent de consolider l’héritage que Merkel laissera à son successeur après plus de 15 ans à la Chancellerie, alors que certains parlent déjà des élections de septembre comme de “la journée la plus importante de l'année 2021” qui marquera un changement important de leadership, tant pour l’Allemagne que pour l’Union européenne.”
ENVIRONNEMENT 🌱 — Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières : la renaissance d’un club transatlantique ?
Alors que Joe Biden doit prendre ses fonctions cette semaine, la Commission européenne appelle de ses vœux l'avènement d'un nouvel “agenda transatlantique commun” sur la lutte contre le changement climatique. La Commission a reitéré sa détermination à adopter un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) — un système de tarification des importations en fonction de leur empreinte carbone qui pourrait se heurter aux règles de l’OMC. Pourtant, si certains augurent déjà la naissance d’un “Club carbone” réunissant les puissances engagées dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la perspective d’un règlement des différends commerciaux entre les États-Unis et l’Union semble difficile.
Les engagements européens pris en décembre 2019 dans le cadre du “Pacte vert pour l’Europe” devraient se concrétiser avec deux propositions législatives sur le climat prévues au premier trimestre: la révision de la directive sur la taxation de l’énergie (DTE) et la création d’un MACF. La Commission entend donc détailler les modalités techniques et juridiques du mécanisme, qui n’existe nulle part ailleurs aujourd’hui et est considéré comme une condition nécessaire à l’élargissement du marché de quotas d’émissions carbone (EU ETS) et l’augmentation concomitante du prix du carbone pour les entreprises produisant au sein de l’Union. En effet, la tarification des importations en fonction de leur empreinte carbone garantirait le respect des objectifs de réduction des émissions de l’Union, susceptibles d’être compromis par la délocalisation de la production à forte empreinte carbone vers des pays dont les politiques climatiques sont moins ambitieuses (“les fuites carbone”). En plus de contrarier l’efficacité environnementale du marché des quotas d’émissions, une fuite significative des émissions risquerait de retourner l’opinion publique contre l’augmentation du prix du carbone.
Dans une note, le Parlement européen a mis en garde sur la possible incompatibilité du mécanisme avec la clause de non-discrimination du GATT et les clauses relatives aux subventions de l’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires. C’est pour cette raison que la France a souligné la nécessité d’un “effort de concertation et de pédagogie à l’égard des pays tiers pour prévenir d’éventuels contentieux au sein de l’OMC ou limiter le risque de mesures de rétorsions unilatérales.” À cet égard, la nomination de John Kerry comme envoyé présidentiel sur le climat auprès des Nations Unies témoigne d’une volonté américaine de leadership en matière climatique qui pourrait s’accommoder du dispositif MACF. Mais nombreux sont ceux qui craignent que la conclusion d’un accord sino-européen, malgré les injonctions américaines d’attendre la prise de fonction de l’administration Biden n’ait durablement porté préjudice à une alliance transatlantique, comme le souligne le New York Times. En somme, l’adoption d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières qui respecte les règles de l’OMC et évite le regain des hostilités commerciales avec la Chine ou les États-Unis promet d’être un exercice de funambule.
ESPACE 🛰 — Le réveil de la force
Pour (re)trouver son autonomie, l’Union européenne est de retour dans la guerre des étoiles. On le comprend entre les lignes du discours sur la stratégie spatiale de l’Europe prononcé la semaine dernière par Thierry Breton, commissaire pour le marché intérieur chargé de la politique spatiale, lors de la 13ème conférence européenne sur l'espace, sous le haut patronage des institutions de l’Union.
13,2 milliards d’euros seront alloués au plan européen pour l’espace annoncé par le Commissaire d’investissement dans l’innovation spatiale et un fonds dédié d’un milliard d’euros pourra financer les entreprises du “New Space” pour transformer l’Europe en “plateforme mondiale de l’innovation en matière spatiale”.
➤ En anglais dans le texte : Old vs New: the next generation of the space industry, dans The Conversation.
Dépassée par les moyens chinois et américains, concurrencée par les entreprises privées comme Blue Origin (Amazon) et Space-X, l’Europe envisage un chemin alternatif et pointu : celui d’être pionnière en matière de technologies spatiales quantiques. Cet aspect de la politique spatiale sera placé sous la supervision de l’Agence spatiale européenne (l’ESA) et devra s’appuyer sur une étude devant paraître en avril d'un consortium d’industriels parmi lesquels les constructeurs de satellites Airbus Space et Thales Alenia Space, le lanceur Arianespace, l’opérateur de satellites Eutelsat ou encore l’opérateur Orange.
FRONTEX – L’habit ne fait pas le moine
Un nouvel uniforme ne suffira pas à cacher les pratiques douteuses de Frontex. Mardi dernier, Mediapart annonçait qu’une enquête avait officiellement été ouverte par l’Office Européen de Lutte Antifraude (OLAF) contre Frontex pour “refoulements illégaux de migrants en mer Egée”, pratique empêchant de facto ces derniers de mener à bien leurs demandes de protection internationale.
Comme le rapporte Le Figaro, les méthodes utilisées sont d’une grande brutalité, allant jusqu’à “bloquer physiquement l'embarcation jusqu'à ce qu'elle soit à court de carburant, [ou] saboter le moteur.” Ces pratiques, qui ont déjà fait l’objet d’investigations puisque le directeur de l’Agence a été entendu par le Parlement européen, ne sont pas les seules à être reprochées à Frontex.
L’attitude de Frontex vis-à-vis de la Hongrie, tristement connue pour sa politique migratoire, a récemment fait l’objet de critiques. Un rapport du Comité Helsinki hongrois, dénonce en effet l’inaction de Frontex face aux violations systémiques, de la part de la Hongrie, des réglementations européennes et internationales en matière d’asile.
GREEN DEAL — L’Agence européenne pour l’environnement lance un pavé dans la mare
L’Agence européenne pour l’environnement (AEE) a publié une note révolutionnaire. Elle appelle en substance à abandonner l’objectif de croissance pour un développement qualitatif et humain. Références académiques à l’appui, elle montre que le découplage entre la croissance économique et les émissions de gaz à effet de serre et d’autres pollutions n’a pas eu lieu et que rien n’indique une trajectoire différente dans un avenir proche.
L’hypothèse d’une économie circulaire est néanmoins écartée : le niveau de recyclage des matières premières utilisées pour produire les biens consommés en 2019 était de 12 % et, là aussi, des barrières physiques s’opposent à une progression spectaculaire. Sur la base de ce constat, l’Agence appelle à revoir notre rapport au développement et explore brièvement des conceptions alternatives. Réponse ou non à une remarque faite par le Président français en septembre dernier, le papier évoque la culture Amish, non pas pour s’en moquer, mais comme une piste vers un modèle de développement plus harmonieux.
La présente note est, quant à elle, la première de la série Narratives for change, suite du rapport Drivers of change of relevance for Europe’s environment and sustainability sorti en mai 2020. Pour répondre aux défis actuels, cette nouvelle série fait un constat clair : “la normale souhaitable n'existe toujours pas” et de nouvelles perspectives doivent donc être formulées. Bien que reconnaissant le caractère ambitieux des objectifs climatiques et environnementaux du Green Deal de la Commission, l’AEE considère qu’un changement plus radical des modes de vie, de consommation et de production s’impose inévitablement pour atteindre ces objectifs.
Cette édition de la RevUE a été rédigée par Alexandra Philoleau, Tim Caron, Ghislain Lunven, Hélène Gorsky, Pierre Pinhas, Paul-Angelo dell’Isola, Thomas Harbor et Agnès de Fortanier. Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici ➤ Qui sommes-nous ?
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