Revue européenne du 9 février 2021
Géopolitique du Green Deal • Mario Draghi • UE-Chine • Transparence • BCE • Russie • Taxe Gafa
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ENVIRONNEMENT - Géopolitique du Green Deal
Le think tank Bruegel a publié une note (02/02) explorant les implications géopolitiques déstabilisantes du Green Deal de la Commission européenne. La transition d’ici à 2050 vers la neutralité carbone implique en effet de profondes mutations des rapports économiques entre l’UE et le reste du monde, en particulier vis-à-vis des pays exportateurs de carburants fossiles, mais aussi des autres partenaires commerciaux moins ambitieux sur le plan climatique. Ces derniers ne pourront en toute logique accéder au Marché unique aux mêmes conditions que les entreprises européennes soumises à des régulations environnementales pesantes. Quelques chiffres : l’UE représente 10% des émissions de gaz à effet de serre (GES) mondiales, dont 75% proviennent de la production et l’utilisation d’énergie (le mix énergétique européen est encore très carboné: le pétrole y compte pour 35%, le gaz naturel 24%, le charbon 14%, le renouvelable et le nucléaire 13% chacun) ; et de nombreux pays dépendent de leurs exportations énergétiques vers l’Europe: elles représentent par exemple 60% des exportations russes vers le Vieux continent.
Le Green Deal est donc source de profondes déstabilisations pour ces économies partenaires, déjà peu stables et faiblement diversifiées (La Russie, l’Algérie, le Nigéria, les pays du Golfe, etc). Par ailleurs, Bruegel note que le poids des réglementations sur les entreprises européennes implique pour éviter le phénomène de “fuite de carbone” (c’est-à-dire une délocalisation de la production polluante) un ajustement carbone aux frontières (ACF) qui sera nécessairement perçu à l’extérieur comme une mesure protectionniste. Enfin, la transition énergétique sera très demandeuse de certaines ressources naturelles (métaux, terres rares) dont la production est assurée par un nombre réduit de pays, parmi lesquels la Chine. Dans les mêmes termes que le Bruegel, Guillaume Pitron exposait en effet dans La Guerre des métaux rares en 2018 les épineuses problématiques géostratégiques découlant de la dépendance aux matériaux indispensables à la réalisation de la transition énergétique.
Face à ces défis, le think-tank propose des pistes. Vis-à-vis des pays dépendant de l’Europe, il propose des partenariats pour diversifier leur économie et investir dans la production d’hydrogène décarboné (produit grâce à des panneaux photovoltaïques) sur le modèle d’une récente coopération entre le Maroc et l’Allemagne. En ce qui concerne l’ACF, des propositions ont été faites pour rendre compatibles de telles barrières tarifaires avec les règles de l’OMC. Idéalement, l’UE pourrait même créer un “club” de pays exigeants en matière environnementale avec les États-Unis. Il serait ouvert à tous les autres pays à condition d’adopter des standards aussi exigeants. Enfin, Bruegel appelle à diversifier les sources d’approvisionnement en ressources rares pour diminuer la dépendance de l’UE à la Chine.
Cette stratégie reste conditionnelle à l’atteinte des objectifs climatiques ambitieux de la Commission. Or, les cibles carbone des pays membres ne sont pas respectées — la carence fautive de l’État français en matière de respect des objectifs d’émissions de GES a été reconnue par le Tribunal administratif de Paris le 3 février 2021, et l’État néerlandais a été condamné dans l’affaire Urgenda en 2019 pour la même raison par sa Cour suprême…
Saga sur l’État de droit : la Pologne 🇵🇱
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ITALIE - Mario ex machina
Dans le dernier épisode de la saga italienne, un nouveau personnage fait son entrée. Mario Draghi, ancien président de la BCE (2011-2019), a été désigné la semaine dernière par le Président Sergio Mattarella pour former une nouvelle coalition et prendre les rênes de l’exécutif en cette période de crise.
Dans les deux semaines qui ont suivi la démission de Giuseppe Conte le 25 janvier, les partis en coalition (le Mouvement Cinq Étoiles, le Parti démocrate et Italia Viva) n’ont pas su s’accorder pour former une nouvelle majorité. Certains partis dont la Ligue de Salvini, deuxième plus importante formation politique au Parlement, ont initialement appelé à de nouvelles élections. Mais cela mettrait en pause l’élaboration du Plan de relance si essentiel au redressement économique du pays et qui a fait l’objet de désaccords au sein du gouvernement précédent. La tâche qui attend Draghi est immense : il s’agira de mettre les partis d’accord et de présenter à la Commission européenne un plan de relance acceptable portant sur 208 milliards d’euros de subventions et de prêts, soit plus de 10% du PIB de l’Italie. Le Plan de relance est un véritable Plan Marshall dont l’Italie sera le premier bénéficiaire: 28% des 750 milliards d’euros seront alloués à la péninsule.
Dans ces circonstances, le Président italien a opté pour une solution technocratique plutôt que politique. Figure respectée dans la sphère politique italienne, à qui on attribue le sauvetage de l’euro et la sortie de la crise de la dette souveraine européenne, Super Mario a déjà commencé à rassembler des alliés pour sa nomination. Le Parti démocrate de Giuseppe Conte et l’Italia Viva de Matteo Renzi ont exprimé officiellement leur soutien, tout comme la Ligue de Matteo Salvini (Le Monde). Bien que le Mouvement Cinq Étoiles, créé en opposition au gouvernement technocratique de Monti en 2011 se montrait plus réticent à l’idée d’un candidat représentant cet establishment, les annonces qui ont suivi les consultations avec Draghi suggèrent un changement de cap.
Les négociations devraient se prolonger pour former la nouvelle alliance. En attendant, les institutions italiennes ne fonctionnent plus dans un moment crucial. De quoi espérer un Draghi 2021 à la hauteur du "whatever it takes" de 2012.
UE-CHINE – Sommet 17+1, diviser pour mieux coopérer ?
Alors que l’édition 2020 avait été annulée, la Chine et 17 pays d’Europe centrale et orientale devraient tenir cette rencontre par visioconférence aujourd’hui. Pourtant, la Lituanie et l’Estonie ont d’ores et déjà annoncé que ni leur Président ni leur Premier ministre respectifs ne s’y rendraient comme le rapportait Politico. Excuse implicite plus ou moins avancée : ne pas froisser les relations sécuritaires avec les États-Unis. Ces derniers jours, la République tchèque et la Roumanie envisageaient même d’exclure les entreprises chinoises de certains contrats publics. L’unité affichée lors des précédents sommets est plus fragile avec ces hésitations baltes.
“16+1” devenu “17+1” avec l’arrivée de la Grèce en 2019, ce format diplomatique de coopération créé en 2012 à Budapest comprend 12 États membres de l’UE et, avec un fort tropisme pour les investissements dans les infrastructures, le discours sur les nouvelles routes de la soie y a toujours eu une place notoire. Dans la période actuelle, la partie chinoise souhaite envoyer à l’administration américaine une impression de proximité avec l’UE comme l’expliquait le SCMP en janvier. Cependant, ce sommet est généralement perçu comme une tentative de compartimenter les discussions entre pays européens et de jouer sur leurs divisions. De fait, le professeur Jeremy Garlick n’hésitait pas à parler en 2019 de stratégie visant à "diviser pour mieux régner", en opposition avec la matrice "gagnant-gagnant" promise par le gouvernement chinois.
Cette stratégie semble porter ses fruits en Hongrie ou en Serbie, pays dans lesquels les gouvernements en place opèrent un mouvement de balancier entre Bruxelles et Pékin. Cette attitude était bien visible dernièrement sur la question des livraisons de vaccins chinois Sinopharm. Le chercheur Vladimir Shopov expliquait dans un récent policy brief pour le think-tank ECFR que la Chine était parvenue à se positionner patiemment comme un acteur indispensable dans les Balkans au cours de la dernière décennie. Une réaction sur le terrain peut être attendue des institutions européennes mais la lune de miel avec le partenaire chinois semble terminée avec les pays d’Europe centrale et orientale, aujourd’hui plus méfiants.
TRANSPARENCE — Refus de coopérer …
L'ONG Transparency International EU a publié le 4 février 2021 trois rapports d’évaluation des mécanismes d’intégrité au sein du Parlement européen, de la Commission et du Conseil. Si l’ONG note des progrès par rapport à sa précédente évaluation en 2014, elle relève un manque de volonté politique pour sanctionner les atteintes aux normes éthiques et une trop grande "autorégulation" au sein de ces institutions. Contrairement à la Commission et au Conseil, le Parlement européen a d'ailleurs refusé de coopérer avec l’ONG sur cette étude, interdisant à ses fonctionnaires de communiquer avec les chercheurs.
Au Parlement européen, c’est au Président de décider si des sanctions doivent être engagées, suivant l’avis d’un comité consultatif d’éthique composé lui-même de députés. Pour l’ONG, les conflits d’intérêts des parlementaires ne sont pas suffisamment contrôlés, notamment ceux des rapporteurs responsables des propositions législatives. Les rapports soulignent encore le manque de transparence du Parlement concernant les indemnités des députés et l’absence d’un délai de carence entre le moment où le député quitte ses fonctions et le moment où il rejoint le secteur privé. La “liberté de mandat” sert encore trop souvent d’excuse pour limiter le devoir de transparence des parlementaires.
En réalité, le comité éthique indépendant de la Commission européenne doit attendre le feu vert de sa Présidente, Ursula von der Leyen, pour initier des enquêtes sur de potentiels conflits d’intérêts. Dans leurs déclarations d’intérêts, les membres de la Commission ne sont tenus de déclarer que les informations qu’ils estiment susceptibles de donner lieu à conflit d’intérêt.
Les instances préparatoires du Conseil, composées de représentants des États membres, sont elles aussi pointées du doigt. En décembre, l’ancien représentant permanent de la France, Pierre Sellal, s’opposait à ce que les positions des États membres soient systématiquement consignées, ce qui bloquerait le bon déroulement des négociations selon lui.
Enfin, Transparency International soutient la création d’un organe éthique indépendant, commun aux trois institutions. Porté par l’eurodéputé Daniel Freund (Les Verts) avec le soutien de plusieurs groupes politiques, la création d’un tel organe se heurte à certaines réticences du PPE.
DETTE - Lagarde du Traité contre les annulations de dette
Une centaine d’économistes, issus de 13 pays de l’Union, dont Thomas Piketty et l’ancien commissaire européen hongrois Laszlo Andor, appelle dans une tribune (05/02) à l’annulation pure et simple de la “dette Covid” détenue par la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales. S’érigeant en gardienne des traités, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, s’est fermement opposé à cette proposition dans une interview au JDD (07/02).
Conséquence de la pandémie, la dette publique devrait dépasser les 120% au sein de la zone euro en 2021. Les auteurs de cette tribune proposent que 25% de la dette publique européenne (2.500 milliards d’euros) détenue par les banques centrales, soit effacée pour “offrir aux États européens les moyens de leur reconstruction écologique, mais aussi de réparer la casse sociale, économique et culturelle”.
Notre proposition est donc simple : passons un contrat entre les Etats européens et la BCE. Cette dernière s’engage à effacer les dettes publiques qu’elle détient (ou à les transformer en dettes perpétuelles sans intérêt), tandis que les Etats s’engagent à investir les mêmes montants dans la reconstruction écologique et sociale. Ces montants s’élèvent aujourd’hui, pour l’ensemble de l’Europe, à près de 2 500 milliards d’euros.
— Tribune publiée dans Le Monde du 5 février
Cette mesure serait illégale selon Christine Lagarde, qui prévient qu’une annulation de dette est tout simplement “inenvisageable”, en ce qu’elle constituerait “une violation du traité européen qui interdit strictement le financement monétaire des États”. Illégale pour Lagarde, il s’agit d’une “idée idiote” pour Olivier Blanchard, ancien chef-économiste du FMI qui avance des arguments plus financiers : la dette se gère sur le temps long, et les taux d’intérêts demeurent inférieurs au taux de croissance sur le long terme. Pour Olivier Blanchard, même à ce niveau, l’endettement public demeure soutenable “pendant encore longtemps” en raison des fondamentaux que sont le taux de croissance et les taux d’intérêt. Ce serait même très inopportun d’envoyer un si mauvais signal aux marchés obligataires, alors même que la Commission s’endette pour la première fois à travers le programme d’obligations sociales SURE (53,5 milliards d’euros déboursés à ce jour) et que la BCE intervient fortement sur les marchés dans le cadre de son Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP).
RUSSIE - Relation compliquée
Suite à l’arrestation en Russie du principal opposant au Kremlin Alexeï Navalny, et alors que l’Union européenne avait déjà adopté des sanctions après son empoisonnement, les institutions européennes s’interrogent sur l’attitude à adopter.
Le Parlement européen a appelé au durcissement des sanctions et a notamment considéré que “les travaux pour l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2 [devaient] être immédiatement arrêtés”, le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, s’est quant à lui rendu à Moscou. Espérant discuter de l’avenir des relations avec la Russie, ainsi que de l’épineuse arrestation d’Alexeï Navalny, le Haut représentant s’est heurté à l’implacable ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov. Le Monde considère que cette visite « désastreuse » a constitué une véritable “humiliation” pour l’Union. En effet, tout juste sorti de son entretien, il a appris impuissant la nouvelle de l’expulsion de trois diplomates européens en poste en Russie, un Allemand, un Polonais et un Suédois, accusés d’avoir violé leurs obligations diplomatiques en raison de leur participation à une manifestation de soutien à l’opposant.
Prochaine étape : réunion des 27 Ministres des Affaires étrangères le 22 février prochain. Les États membres pourront proposer des sanctions, votées à l’unanimité. Or, certaines des sanctions agitées, dont l’abandon du projet Nord Stream 2, ont été esquivées notamment par l’Allemagne qui, par la voie d’Angela Merkel, "redit son attachement au projet de gazoduc" (France TV). Si les intérêts économiques de l’Union doivent être pris en compte, reste à savoir comment les États membres parviendront à adopter une attitude et des sanctions fermes sans mettre à mal sa crédibilité.
NUMÉRIQUE — Vestager remet la taxe Gafa européenne sur le tapis
L'organisation d'une nouvelle fiscalité de l'économie numérique (la “taxe Gafa”) est discutée en Europe depuis le Sommet numérique de Tallinn en 2017. Le projet du Conseil européen a été mis en suspens pour laisser la place à un projet multilatéral sous l'égide de l'OCDE, poussé par la France, que l'administration Trump a fini par suspendre l'été dernier. Dernièrement, les ministres de l'économie français et allemand, Bruno Le Maire et Olaf Scholz se sont mis d'accord avec leur nouvel homologue américain Janet Yellen pour poursuivre les discussions à l'OCDE (Reuters).
Dans un entretien à l'AGEFI jeudi dernier, la super-commissaire en charge de la concurrence et du numérique, a également indiqué vouloir “persister sur la taxe numérique”. La taxe Gafa fait partie intégrante de son programme pour renforcer la souveraineté européenne, ou plutôt, renforcer ce qu'elle nomme l'autonomie stratégique ouverte, expression qui heurte moins les sensibilités nationales tout en gardant une connotation libérale.
Imposer des mesures fiscales harmonisées en Europe permettrait d'éviter l'éclosion de taxes Gafa nationales comme la taxe française, vertement critiquée par l'Institut Molinari. Au sein de l'UE, l'unanimité au Conseil est requise sur les sujets fiscaux, et notamment sur les sujets complexes que sont l'assiette d'imposition ou encore la détermination du lieu où l’impôt devrait être payé pour tel ou tel service numérique. Cela étant dit, les lignes bougent : l'Irlande (où 3 Gafa sur 4 ont établi leur siège social européen) et les Pays-Bas ne sont plus farouchement opposés à cette taxe européenne. L’Allemagne en revanche reste frileuse devant une solution d'échelle régionale et préférerait un accord global, moins agressif à l'égard des États-Unis.
To-do list européenne 🇪🇺
La Commission a lancé la semaine dernière (01/02) une consultation publique en vue du prochain rapport sur l'État de droit dans l'Union européenne. Si vous êtes une organisation travaillant sur des questions liées à l'État de droit, c'est votre avis que la Commission cherche à recueillir et vous pouvez le donner ici.
Politico fait une étude sociologique de la “bulle européenne” : pour un portrait robot des hauts-fonctionnaires et des députés européens, c’est par là !
Pour les adeptes de la pop-culture francophone un peu ésotérique de type “France télévision”, nous vous conseillons la première saison de la série Parlement, qui raconte les débuts d'un assistant parlementaire dans les couloirs des institutions européennes. “Amusante” d'après notre spécialiste. 👀
Cette édition de la RevUE a été rédigée par Alexandra Philoleau, Tim Caron, Ghislain Lunven, Hélène Gorsky, Pierre Pinhas, Thomas Harbor et Agnès de Fortanier. Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici ➤ Qui sommes-nous ?
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