Revue européenne | 30 mars 2021
Vaccins • Joe Biden au Conseil • Karlsruhe • Marchés financiers • Turquie • Brexit et services financiers • Concentrations
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne ! Nous éditons chaque mardi une newsletter documentée, précise et lisible pour vous informer sur l’actualité européenne de la semaine.
VACCINS — Tour de vis sur les exportations de seringues
Après les différends entre Bruxelles et Londres au sujet des exportations de vaccins, la Commission a proposé de durcir son mécanisme de contrôle des exportations, alors que le continent européen subit une troisième vague épidémique. Depuis le début de la pandémie en 2020, l’Union européenne a exporté davantage de doses de vaccins (77 millions) qu’elle n’en a administré à ses citoyens (63 millions). L'altruisme vaccinal, qui se manifeste au travers de l’initiative GAVI mettant en œuvre le mécanisme COVAX au bénéfice des pays les moins avancés, n’explique pas tout.
Les retards répétés d’AstraZeneca, soupçonné de favoriser le Royaume-Uni dans ses livraisons, ont cristallisé les tensions lors du dernier Conseil européen (les 24 et 25 mars), au cours duquel un durcissement du mécanisme de contrôle des exportations s’est imposé. Ce mécanisme permet à un État membre de bloquer les exportations hors du territoire de l’Union, après avis de la Commission européenne. C’est ainsi que l’Italie a bloqué l’exportation vers l’Australie de 250 000 doses de vaccin.
Dans sa version renforcée, le mécanisme de contrôle des exportations est soumis à une obligation de réciprocité. Les exportations sont autorisées si le pays destinataire exporte également des vaccins vers l’Union. Le Royaume-Uni, premier destinataire de vaccins produits en Europe et qui n’en a exporté aucun vers l’Union, est bien évidemment visé. Le cas états-unien est différent. Si un executive order interdit l’exportation de vaccins des États-Unis vers l’Union, les américains exportent massivement des matériaux et composants nécessaires à la fabrication des vaccins. S’ajoute à ce principe de réciprocité un principe de proportionnalité : les exportations de vaccins vers des pays dont la vaccination est plus avancée pourront être bloquées. Par ailleurs, 17 pays jusqu’ici exemptés d’autorisation d’exportation devront désormais faire l’objet d’une autorisation, pour limiter les possibilités de contournement via des pays tiers .
Ce mécanisme ne fait pas que des heureux chez les Européens. Comme l’a souligné Boris Johnson, le caractère discrétionnaire de ces interdictions pourrait ternir l’image de l’Union européenne comme espace de libre échange, argument auquel les pays du Nord sont très sensibles. En Allemagne, on craint des mesures de rétorsion ailleurs dans le monde qui seraient de nature à perturber des chaînes de production très internationalisées. En dernier ressort, c’est sur le terrain industriel que l’Union européenne gagnera son autonomie. À ce titre, le Président Macron a regretté le manque d’ambition des Européens et loué le goût du risque des États-Unis dans la production des vaccins.
CONSEIL EUROPÉEN — Joe Biden invité à la table des Européens
Les États membres de l’Union européenne étaient réunis par visioconférence jeudi dernier (25 mars) pour un Conseil européen, en présence (virtuelle) du président des États-Unis, Joe Biden. La dernière intervention d’un invité étranger lors d’un Conseil européen remonte à Barack Obama, il y onze ans. Le président du Conseil, Charles Michel, s’est félicité de cette “occasion historique de redynamiser” la coopération entre l’Union européenne et les États-Unis.
Dans son allocution, le Président Biden a appelé à une coopération étroite sur le COVID, le changement climatique, le climat, la Chine et la Russie. Derrière cette volonté affichée de coopération, l’alignement au sein de l’Union ne saurait faire l’unanimité. Le secrétaire d’État, Anthony Blinken, en a bien pris acte en marge de la réunion des ministres au siège l’OTAN, déclarant “nous savons que nos alliés ont des relations complexes avec la Chine qui ne s’aligneront pas toujours parfaitement sur les nôtres et les États-Unis ne forceront pas leurs alliés à faire un choix, nous ou eux”. Au-delà du cas chinois qui a agité les sphères diplomatiques ces dernières semaines, la coopération transatlantique peut trouver ses limites dans la volonté de voir se développer une “autonomie stratégique européenne”.
Inspiré par les 1 900 milliards de dollars du plan de relance états-unien, Emmanuel Macron a suggéré une expansion du Plan de relance, doté de 750 milliards d’euros. Le chef de l’État français a souligné que les deuxième et troisième vagues de COVID rendent un top-up nécessaire. L’écart entre la réponse fiscale européenne et le plan de relance américain font craindre à certains États membres de l’Union que les écarts économiques se creusent dangereusement entre les deux rives de l'Atlantique, et alors que les succès américains dans la vaccination laissent espérer un redémarrage plus prompt outre-Atlantique. Comme l’avance le FT, Emmanuel Macron n’a rien abordé de précis sur une extension qui serait très difficile à vendre aux pays qui ont déjà eu du mal à accepter la Facilité pour la reprise et la résilience (FRR). Cette idée semble extrêmement ambitieuse, alors que le déboursement des fonds du Plan n’a toujours pas débuté et que la Cour de Karlsruhe le met en difficulté sur le plan juridique.
PLAN DE RELANCE EUROPÉEN — La Cour de Karlsruhe s’en mêle
On ne compte plus le nombre de difficultés que subit le plan de relance européen. Aujourd’hui le nouveau rebondissement s’est produit à Karlsruhe en Allemagne. La Cour constitutionnelle allemande a exigé ce vendredi du président allemand Frank-Walter Steinmeier de ne pas promulguer la loi allemande approuvant le futur plan de relance européen de 750 milliards d’euros, alors que les deux chambres du Parlement allemand avaient donné leur accord.
À l’origine de la plainte, la Bündnis Bürgerwill – l’Alliance volonté des citoyens - un groupe de 2 250 citoyens menés par l’ancien chef du parti d’extrême droite Afd, Bernd Lucke. Elle a demandé en référé a suspension du plan de relance. Selon elle, alors que l’Union européenne doit présenter un budget en équilibre, la création d’un mécanisme de dette commune serait une entorse à ce principe. En effet, le plan de relance sera financé à travers l’émission d’une dette européenne commune sur la base du budget de l’Union, pour ensuite la redistribuer en priorité aux pays les plus touchés par la crise. Le remboursement se fera à terme au prorata de la participation de chaque Etat membre au budget européen, en l’alimentant par de nouvelles ressources propres.
La Cour constitutionnelle allemande a décidé de suspendre de façon temporaire la ratification du plan de relance, afin de traiter le recours en référé, sans pour autant justifier cette décision. Elle se fonde, néanmoins, sur un audit de la German Federal Audit Office, qui souligne que l’efficacité et l’efficience de l’utilisation des fonds n’a pas été démontrée de manière convaincante. Ce rapport ajoute qu’un risque de transfert financier existe du fait de la potentielle réticence de certains États membres à rembourser les fonds dépensés lorsqu’ils se rendront compte de l’inefficacité de ce plan, laissant donc les autres Etats financièrement plus vertueux – comme l’Allemagne – la charge de rembourser les fonds alloués. Pour cela, le rapport se fonde sur les expériences passées et l’échec de la mise en œuvre des recommandations à chaque pays formulées par le Semestre européen. Ainsi, la conclusion est sans équivoque, ce programme de relance pourrait affaiblir l’Union en tant que communauté fondée sur l’Etat de droit et la solidarité et mettre en péril la stabilité de l’Union économique.
Cette décision fait suite à la saga concernant le programme de rachat de dette PSPP de la BCE. En effet, le 5 mai 2020, la Cour de Karlsruhe avait fixé un ultimatum à la BCE (qui a pris fin avec une réponse considérée comme satisfaisante par le ministre allemand des Finances), demandant à celle-ci de présenter la preuve que son programme d’achat de dette d’Etat avait pris en compte la proportionnalité du programme, c’est-à-dire qu’il présentait plus davantage que d’inconvénients. Sinon, le programme de la BCE devait être considéré comme ultra vires, c’est-à-dire qu’il outrepasserait les compétences que l’Allemagne a démocratiquement accordé à l’Union européenne.
MONEY MARKET FUNDS — Cachez cette crise que je ne saurais voir
Il est des événements qui, trop techniques ou trop secrets, passent sous les radars de l’information grand public. Ce n’est qu’après, plusieurs mois ou plusieurs années s’étant écoulés, que l’on apprend être passé sans le savoir près d’une catastrophe. La crise de liquidité frôlée par les money market funds (MMF) en mars 2020 en fait sans doute partie et motive aujourd’hui une réflexion de la part du gendarme européen des marchés financiers (ESMA) pour mieux réguler le secteur. Ces fonds, abondés en grande partie par la trésorerie d’entreprises, gèrent des placements sûrs à court terme en achetant par exemple des bons du Trésor, ou d’autres obligations très bien notées. Seulement, en période de crise comme en mars dernier, les entreprises en quête de liquidités veulent récupérer rapidement leur mise, ce qui force les MMF à vendre massivement leurs titres et risque d’alimenter la panique sur les marchés.
En 2008, ce mécanisme avait menacé un nombre important de banques européennes de faillite après que les MMF américains avaient suspendu les financement en dollar du papier commercial des banques du Vieux continent (voir l’excellent Crashed. Comment une décennie de crise financière a changé le monde, Adam Tooze). La Fed a réagi de manière particulièrement vigoureuse sur la question des MMF, créant le 18 mars 2020 une Money Market Fund Liquidity Facility et autorisant les banques à octroyer des bridge loans pour servir les retraits de cash des entreprises américaines auprès des MMF. Ce mécanisme n’a pas été mis en place en Europe, inquiétant en particulier les autorités de régulation françaises et irlandaises pour qui un effondrement financier liés aux retraits massifs et soudain de liquidités n’a été évité que de justesse.
Si Peter Crane, consultant spécialisé sur la question, fustige une frénésie réglementaire de la part de l’ESMA alors qu’aucun MMF européen n’a eu à suspendre les retraits in fine, une solution envisagée par le régulateur européen serait de mettre en place un swing pricing. Ce mécanisme consisterait à associer les déposants aux pertes en net asset value (NAV) dès lors qu’un retrait massif de leur part conduit à des ventes bradées d’actifs. En pratique, plus le retrait souhaité serait important, plus la décote associée serait forte sur la NAV, désincitant à des pratiques court-termistes.
TURQUIE — Wait and see
Les conclusions du Conseil européen, tenu jeudi 25 mars, ont entériné l’approche prudente retenue par l’Union face à la Turquie, telle qu’esquissée lors des préparatifs de l’évènement (voir notre dernière Revue européenne). La déclaration publiée à l’issue du sommet mentionne à ce titre une relance de la coopération avec la Turquie “progressive, proportionnée et réversible”, malgré les tensions passées.
Concrètement, les dirigeants des États membres ont invité le Conseil de l’UE à moderniser l'Union douanière dont bénéficie la Turquie, et invité la Commission à poursuivre durant les trois prochaines années l’aide financière octroyée à la Turquie dans le cadre de l’accord migratoire. Toutefois, le Conseil européen a également contrebalancé ces signaux d’ouverture en indiquant maintenir une position ferme vis-à-vis de certains dossiers litigieux avec Ankara, notamment la question chypriote (Politico). Chose inédite, les institutions de l’Union proposent désormais l’activation de mesures de rétorsion en cas d’actions turques contraires aux intérêts européens, telles que décrites dans la communication préparée en amont du sommet par le Haut-représentant aux Affaires étrangères, Josep Borrell. Le document rend compte de l’état des relations UE-Turquie, qui sont un enchevêtrement de coopérations de fait (OTAN, migrations), de coopération à géométrie variable (Union douanière, associations aux programmes de l’UE) et de divergences profondes (Chypre, frontières maritimes, conflits régionaux).
Le dialogue futur se résume ainsi pour l’Union à un délicat mikado de carottes et de bâtons à l’égard de la Turquie : se retrouvent d’un côté des incitations, dont une participation accrue du pays à la plupart des domaines d’actions de l’Union, mais également des mesures correctives, dont des sanctions économiques à destination d’individus ou de secteurs essentiels comme le tourisme, voir des interdictions d’exportations vers la Turquie dans des domaines stratégiques.
L’extrême prudence de l’approche, tributaire de l’attitude turque à venir, transparaît jusqu’à sa mise en œuvre, les décisions finales ayant été différées au mois de juin. Officiellement imputable à la situation sanitaire, et à la tenue du sommet en visioconférence - qui ne permet pas les débats, l’Union et les États membres souhaitent surtout demeurer vigilants afin de déterminer si, suite à cette annonce, les conditions seront véritablement réunies pour renouer avec la Turquie.
THE BREXIT DIARIES — Un MoU pour les services financiers
La semaine dernière, les autorités européennes et britanniques sont tombées d’accord sur le contenu du Memorandum of Understanding (MoU) visant à établir les principes de collaboration pour la régulation des services financiers post-Brexit.
Le document, qui devrait être finalisé et approuvé d’ici la fin du mois de mars, établit des principes de coopération sur la base du volontariat ainsi que la création d’un forum de “discussion” pour les régulateurs de part et d’autre de la Manche. Grand absent de l’accord du Brexit, le secteur financier a été directement impacté par la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne le 1er janvier 2021.La perte du passeport européen pour les établissements financiers basés à Londres et l’impossibilité de vendre des instruments financiers libellés en euros sur la place financière britannique ont permis à Amsterdam de dépasser Londres en volume d’échange pour la première fois en janvier dernier. L’Union, qui opère sur un principe d’équivalence pour les services financiers également, avait clairement affiché qu’il n’y aurait pas de “free-lunch” en n’accordant d’équivalence au Royaume-Uni que pour les CCP (Central Counterparties) et CSD (Central Security Deposit), et ce pour une durée limitée (18 et 6 mois respectivement). A titre de comparaison, les États-Unis ont obtenu l’équivalence dans 21 domaines.
Le secteur financier, qui représente à lui seul 7 % du PIB et plus d’1 million d’emplois au Royaume-Uni, est stratégique. Le chancelier de l’échiquier Rishi Sunak a clairement affiché ses ambitions pour maintenir Londres comme place financière internationale et privilégiée de la fintech et de la finance verte, impliquant une divergence certaine vis-à-vis de certaines régulations européennes jugées trop contraignantes. Des consultations ont déjà été lancées par le régulateur britannique (la FCA) pour réévaluer les règles prudentielles et notamment les exigences de fonds propres (dont Solvency II pour les assurances), ainsi que les régulations imposées sous MiFiD II pour les marchés de capitaux. Du côté de l’Union, le Brexit représente une opportunité de booster l’activité sur le continent et gagner en indépendance face à Londres. La commissaire aux services financiers Mairead McGuinness l’a dit : ‘You can’t have divergence and equivalence’. On peut donc s’attendre à certains ‘misunderstandings’ à venir.
MERGER CONTROL — Renvoi aux 22
La Commission a publié vendredi dernier (26/03) un document de travail, qui résume en une centaine de pages son évaluation de l'efficacité du système de contrôle des concentrations au regard de l'évolution du marché. Elle reflète la volonté de Margrethe Vestager, commissaire en charge de la concurrence, d'adapter le droit de la concurrence et en particulier le contrôle des concentrations à l'économie du numérique.
Pour contrôler les opérations de concentration , la Commission européenne ne retenait jusqu’ici que le chiffre d'affaires. Dès que les seuils de chiffres d'affaires cumulés dépassent les 5 milliards d'euros annuels dans le monde ou les 250 millions en Europe, l'opération doit être notifiée à la DG COMP. Cette doctrine laisse échapper au contrôle des concentrations des acquisitions d’entreprises innovantes, la cible ayant un chiffre d’affaires insuffisant pour que les seuils de notification s’appliquent au niveau national comme au niveau européen. Ce fut le cas du rachat de Whatsapp par Facebook par exemple.
Plutôt que de proposer un nouveau seuil de compétence qui serait fondé sur la valeur de la transaction (comme le font les autorités de la concurrence allemande et autrichienne par exemple), la Commission souhaite que les autorités nationales de concurrence utilisent le renvoi, prévu à l'article 22 du Règlement européen sur les concentrations (d'où le titre de cette brève). Désormais, la Commission européenne sera en mesure d'accepter les renvois par les autorités nationales de concurrence des opérations qui ne sont pas de dimension européenne, y compris lorsque celles-ci ne franchissent pas les seuils de notification au niveau national. Cela lui permettra de contrôler les transactions importantes qui seraient passées "en dessous des seuils" sans complexifier le système pour l'ensemble des entreprises.
Dans son communiqué de presse, la Commission prévoit d'adopter bientôt une communication des orientations sur l'application du mécanisme de renvoi entre les États membres et la Commission.
POTINS MONDAINS EUROPÉENS
Transferts de données vers les États-Unis — alors que le sujet est toujours aussi urgent (depuis l'arrêt Schrems II de la Cour de justice en juillet 2020), les négociations entre l'Union européenne et les États-Unis semblent avoir disparu de l'agenda du Département du commerce et de la Commission européenne. Il n'en est rien : le commissaire Didier Reynders et la secrétaire américaine Gina M. Raimondo ont annoncé jeudi dernier dans un communiqué conjoint leur décision "d'intensifier les négociations" sur un cadre renforcé du bouclier de protection des données UE-États-Unis.
Indications géographiques protégées. La “première bière au goût de Tequila” de Desperados (Groupe Heineken) n’est pas au goût des Mexicains. L’instance mexicaine en charge de la Tequila considère que c’est à tort qu’Heineken a utilisé le mot Tequila et demande à Heineken de retirer toute référence dans ses réclames. La Commission européenne doit se prononcer sur le fait de savoir si cette décision mexicaine est une mesure de défense commerciale (Politico, El Pais).
Cette édition de la Revue européenne a été rédigée par Hélène Procoudine-Gorsky, Nabil Lakhal, Capucine Amez-Droz, François Hemelsoet, Ghislain Lunven, Thomas Harbor et Agnès de Fortanier. Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici.
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