Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne du mardi, un condensé d'actualité européenne utile. Bonne lecture !
TECH • Bruxelles met le paquet sur les chips
Le 8 février, le collège des commissaires a adopté une proposition de loi sur les semiconducteurs, le European Chips Act, qui doit permettre de faire passer la part de l'UE sur le marché mondial des semiconducteurs de 10 à 20 % d'ici 2030.
La proposition s'appuie sur les atouts de l'Europe en matière de recherche et de fabrication d'équipements et cherche à répondre aux faiblesses en matière de capacité de production.
“Cela permettra, pour la première fois, d'apporter un soutien public aux installations de production européennes “premières du genre”. Et comme elles sont «premières du genre», elles profitent à toute l'Europe.” a déclaré Ursula von der Leyen.
Pour une Commission historiquement frileuse à parler de politique industrielle, il s’agit d’un pas en avant important qui remet en question l’orthodoxie (déjà assouplie par la gestion de la crise liée au Covid) de l’exécutif européen sur la question des aides d’État.
CHIP CRUNCH • Avec la crise des semiconducteurs à l'esprit, une communication expose la stratégie et la raison d'être de l'initiative. La proposition de règlement a également été dévoilée le 8 février, et doit être adoptée par le Parlement et le Conseil selon la procédure législative ordinaire. Il définit les mécanismes de financement et le cadre des mesures visant à renforcer l'écosystème des semi-conducteurs au sein de l'UE. Une recommandation aux États membres présente une boîte à outils pour surveiller et atténuer les perturbations de l'approvisionnement en semiconducteurs.
AUTONOMIE STRATÉGIQUE OUVERTE • La pandémie de COVID-19 a fortement perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales et entraîné des pénuries de certains produits critiques en Europe, dont les semiconducteurs. Elle a semé la zizanie dans de nombreux secteurs, des soins de santé à la construction automobile.
Dans ce contexte, la Commission s’est ralliée au concept d’autonomie stratégique ouverte — un mot valise résultant de la combinaison d'années de lobbying français en faveur de l'autonomie stratégique et de l'insistance des États membres libre-échangistes pour que le mot "ouvert" soit ajouté au terme afin de dompter les excès protectionnistes de Paris. Derrière ce grand concept, on trouve l’envie de politiques industrielles plus volontaristes dans des secteurs clés, des semi-conducteurs aux batteries électriques.
NOUVEAUX POUVOIRS • La loi sur les semi-conducteurs donnerait à la Commission européenne un nouveau « droit » d'intervention sur le marché, reflétant le caractère de plus en plus stratégique de la maîtrise des chaînes de valeur. Le Chips Act obligerait les entreprises recevant des subventions à donner la priorité aux clients européens en cas de pénurie d'approvisionnement. L'UE pourrait également élargir la mesure à toutes les entreprises si les États-Unis ou d'autres pays appliquaient de tels contrôles.
FINANCEMENT • D'après la Commission, le Chips Act mobilisera plus de 43 milliards d'euros d'investissements publics et privés. Ce chiffre est destiné à égaler les 52 milliards de dollars offerts par le plan Build Back Better (BBB) des États-Unis. Les fonds publics disponibles pour l'implantation de grandes unités de production en Europe sont loin d'être aussi importants que ceux offerts par Washington. La commissaire chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, a évité de parler précisément du chiffre de 43 milliards lors de sa conférence de presse — soulignant que le montant réel de l'investissement des États membres reste à voir.
POTEMKIN • En décembre 2021, The Economist s'interrogeait sur "why bullshit rules in Brussels", et ironisait sur la capacité de l'UE à annoncer des investissements phares tout en reconditionnant des engagements existants, des garanties de prêt, le tout saupoudré d’hypothèses héroïques sur la de l’UE les investissements privés — plutôt que d’annoncer des espèces sonnantes et trébuchantes .
Reste à savoir si la loi sur les semi-conducteurs sera ajoutée à la liste des exemples de “repackaging” élégant des fonds européens. Jillian Deutsch, de Bloomberg, s'est empressée de souligner qu'environ 15 % des 43 milliards annoncés proviendront directement du budget de l'UE. La Commission attend des États membres qu'ils contribuent à hauteur d'environ 50 % pour atteindre les 11 milliards d'euros de fonds publics prévus pour l'initiative "Des semi-conducteurs pour l'Europe" — le reste devant venir des industriels et investisseurs privés.
POLITIQUE INDUSTRIELLE • Une "méga-fab" est une usine de fabrication de semi-conducteurs à la pointe de la technologie qui produit les dernières générations de puces — jusqu'à 5 nanomètres et moins. Les trois plus grands fabricants de puces — TSMC, Samsung et Intel — ont annoncé leur intention de construire des usines en Asie et aux États-Unis, mais pas encore dans l'UE.
Le Vieux Continent a beaucoup de retard à rattraper.
"L'UE n'a attiré que 3% des investissements mondiaux pour les usines de puces en 2020", souligne Cecilia Bonefeld-Dahl, directrice générale de Digital Europe, un lobby représentant 35 000 entreprises. "Un travail considérable est nécessaire pour faire grimper ce chiffre. Pour atteindre l'objectif de 20 % de la production mondiale de puces d'ici à 2030, des efforts plus audacieux doivent être déployés", a-t-elle ajouté (notre traduction).
Les politiques industrielles de l'Union européenne ont eu tendance à ne pas tenir leurs promesses. La Commission a déjà présenté un plan similaire pour les semi-conducteurs en 2013, avec pour objectif de doubler la production européenne de puces pour atteindre 20 % de la production mondiale d'ici à 2020. Cet objectif n'a pas été atteint.
AIDES D'ÉTAT • Le plan de la Commission visant à attirer les investissements privés repose sur l'assouplissement des règles — strictes — en matière d'aides d'État, qui interdisent aux États membres d'accorder des allègements fiscaux et des subventions aux entreprises dans le but d'éviter une coûteuse course aux subventions au sein de l’UE. Le commissaire chargé du marché intérieur, Thierry Breton, a fait pression pour que le langage officiel se fasse l’écho d’un changement de philosophie en matière d'aides d'État — ce qui n'est pas au goût de tous les membres du collège des commissaires.
La commissaire chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, est catégorique : la Commission ne modifie pas les règles relatives aux aides d'État, mais s'appuie sur les exemptions existantes pour les projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC) et les dispositions du traité relatives aux "installations de production uniques". Mme Vestager souhaite rassurer les États membres favorables au marché libre, qui ont besoin d'entendre que la Commission veillera à ce que les subventions soient "ciblées et proportionnées".
Les PIIEC se sont imposés comme l'outil de choix en matière d'aides d'État pour soutenir les objectifs industriels de la Commission européenne, notamment en ce qui concerne les semi-conducteurs et l'hydrogène, notent Niclas Poitiers et Pauline Weil dans un billet de blog pour Bruegel. Cependant, le manque de structure de gouvernance et les approches nationales non coordonnées facilitées par l'encadrement lacunaire des PIIEC créent des risques pour une concurrence loyale dans l'UE, ajoute le billet de blog.
UKRAINE • l’UE tente d’accorder ses violons
Alors que la menace d’invasion semble se rapprocher — les États-Unis affirment qu’elle pourrait avoir lieu à tout moment — le ballet diplomatique continue à Kiev, où les leaders européens se pressent pour discuter du sort de l’Ukraine et de la position à adopter vis-à-vis de la Russie. Pour le Haut représentant Josep Borrell, il s’agit d’un jeu d’équilibriste.
BORRELL PARLE POUR L’UNION • Dans une déclaration jeudi dernier, le Haut représentant a voulu donner un signe de l’unité des Européens sur la question ukrainienne en adressant une réponse commune aux “inquiétudes sécuritaires de la Russie”, qui entendait obtenir des réponses bilatérales des États membres.
L’UE est un partenaire majeur de l’Ukraine, liée au travers du Partenariat oriental et d’accords d’association et de libre-échange. Le conflit russo-ukrainien trouve en partie son origine dans le souhait de l’Ukraine de se rapprocher de l’Europe. C’est la décision de Viktor Yanukovych de rejeter l’accord d’association avec l’UE qui avait provoqué la révolution de 2014. Le tournant dans la politique ukrainienne qui en a résulté a convaincu la Russie qu’elle risquait de perdre son influence en Ukraine, provoquant son intervention militaire, sans pour autant parvenir à une solution satisfaisante. Le cœur de la crise actuelle est la demande du Président Vladimir Putin que l’Ukraine demeure un État neutre. Lundi 14 février, l’ambassadeur ukrainien au Royaume-Uni a réaffirmé que Kiev n’était pas prête à faire une concession à Moscou sur la question de l’OTAN.
La capacité de l’UE à influencer les événements reste limitée. Les États membres sont divisés sur la réponse à apporter au risque d’invasion russe. Ce sont surtout les responsables politiques des États qui font entendre la voix de l’Europe, notamment Emmanuel Macron et Olaf Scholz. L’Union en tant qu’institution bénéficie toutefois de leviers propres : si de nouvelles sanctions économiques visant la Russie sont actées, elles seront probablement coordonnées par l’UE, comme ça a été le cas en 2014. Par ailleurs, tout effort de diversification des approvisionnements en gaz aura également de grandes chances d’avoir lieu à l’échelle européenne.
MACRON À KIEV • Le président français Emmanuel Macron s’est rendu cette semaine en Ukraine, dans le cadre des efforts de la France à relancer le dialogue russo-ukrainien. Contrairement à d’autres sujets de politique étrangère, aucun État membre, même ceux réputés plus proches de la Russie, n’ont encore fait valoir de voix discordante.
Les autorités ukrainiennes ont salué la visite du Président, soulignant notamment l’absence de référence aux Accords de Minsk, qui selon l’interprétation de Moscou doivent conduire l’Ukraine à dialoguer directement avec les séparatistes — ce qu’elle refuse.
L’Ukraine s’est également félicitée de l’absence de mention d’une quelconque renonciation à ses aspirations euro-atlantiques, écartant par là le risque de « finlandisation » du pays qui avait fait grand bruit cette semaine.
Ce jeudi se tenait également à Berlin une réunion entre diplomates du format Normandie (Ukraine, Russie, France, Allemagne). Bien que les discussions aient duré l’ensemble de la journée, aucune déclaration conjointe n’a été publiée à l’issue des tractations, qui vont donc se poursuivre.
QUID DE BERLIN • Le Chancelier Olaf Scholz est aujourd’hui en Ukraine où il a été reçu par le Président Volodymyr Zelenskyy. Il se rendra ensuite à Moscou pour rencontrer le Président russe, dans l’espoir de trouver une voie de compromis permettant une sortie de crise.
La semaine passée, et pour la deuxième fois en quinze jours, la ministre allemande des affaires étrangères était en Ukraine. Mais, alors que le ballet diplomatique bat son plein à Kiev, Annalena Baerbock est la seule à ne pas avoir été reçue par le Président ukrainien Zelensky. Ceci pourrait être une réaction face aux tensions actuelles liées au soutien, perçu à Kiev comme timoré, de Berlin à l’Ukraine.
En cause, la question du Nord Stream 2. Or, les déclarations publiques allemandes de cette semaine se sont bornées à rappeler que ces accusations étaient sans fondement. Les allemands font valoir qu’aux termes de la déclaration germano-américaine de juillet 2021 ce gazoduc représente un levier vis-à-vis de la Russie et non un projet abouti. Les déclarations du nouveau gouvernement laissent à penser que si l’Allemagne devait prendre des sanctions économiques contre la Russie “toutes les options étaient sur la table”.
Autre point de contentieux, l’absence de livraison d'armes par l’Allemagne à l’Ukraine, actuellement empêchée par plusieurs partenaires de la nouvelle coalition fédérale. De fait, la Ministre a surtout cherché à aligner son déplacement avec les priorités politiques de ses partenaires, dont les Verts (en se référant à la transition énergétique, ou à diplomatie féministe).
ÉNERGIE • Macron surfe sur la vague atomique
A l’occasion d’une visite sur le site de General Electric à Belfort le 10 février dernier, Emmanuel Macron a annoncé le retour en grâce du nucléaire en France. Un choix qui ne pourra être mis en œuvre qu’après sa réélection au mois d’avril 2022.
CARBONE • La décarbonation de notre économie constituant “le chantier du siècle”, le Président de la République veut s’appuyer sur une stratégie plurielle impliquant le développement massif de capacités renouvelables et la construction de nouvelles centrales nucléaires. Sur ce deuxième aspect, Emmanuel Macron a précisé les annonces de novembre dans le cadre du plan de relance 2030 pour “réinventer le nucléaire”.
CALENDRIER • Dans un premier temps, les réacteurs nucléaires « qui peuvent l’être » seront prolongés au-delà de 50 ans. Ensuite, le Président a annoncé la construction de 6 nouveaux EPR2 — de type Flamanville. Un premier chantier devrait débuter en 2028 pour viser une mise en service à l’horizon 2035 pour les deux premiers réacteurs. Le Président a également demandé à EDF de lancer une étude pour 8 EPR supplémentaires après 2050. Troisièmement, dans le cadre de France 2030, le gouvernement lance un appel à projet pour la construction de Petits Réacteurs Modulaires (SMR) ou “mini-centrales” (1 milliards d’euros) avec l’objectif ambitieux de construire un premier prototype d’ici 2030. Enfin, le Président entend bien utiliser l’avantage compétitif de l’atome pour produire de l’hydrogène bas carbone.
FINANCES • Pour accompagner ces objectifs, une nouvelle Programmation Pluriannuelle de l'Énergie verra le jour en 2023 à la suite d’une consultation publique sur la politique énergétique au second semestre 2022. Une direction interministérielle dédiée au nouveau nucléaire sera également créée pour assurer le pilotage de ce nouveau programme nucléaire, coordonner les procédures administratives et s'assurer du respect des coûts et des délais des chantiers. Le Président a également évoqué une nouvelle régulation en remplacement de l’ARENH (Accès Régulé à l'Énergie Nucléaire Historique) actuellement en discussion avec la Commission européenne.
TAXO • Cette relance historique du nucléaire français intervient quelques jours après la publication de l’acte délégué complémentaire du Règlement Taxonomie, dans lequel la Commission européenne a finalement décidé de classer les activités nucléaires comme “énergies de transition”. Emmanuel Macron a souligné l’importance de cette décision qui “facilitera le financement de ces projets”. Cet acte délégué doit encore passer au Conseil et au Parlement européen.
GÉOPO • Ces annonces s’inscrivent aussi dans un contexte géopolitique particulier. Alors que la situation en Ukraine est de plus en plus tendue et que les prix du gaz et de l’électricité ne cessent de grimper, la dépendance de l’Union européenne vis-à-vis du gaz russe est montrée du doigt. Les Etats-Unis accélèrent leurs livraisons de gaz naturel liquéfié tandis que l’Allemagne reste pour l’instant hésitante quant à l’utilisation du gazoduc Nord Stream 2 comme moyen de pression sur Moscou. En parallèle, la pression de l’urgence climatique ne cesse de se faire entendre. Le Président du GIEC, Hoesung Lee, indiquait ce lundi, à l’occasion de l’ouverture des négociations sur un nouveau rapport sur les impacts du réchauffement climatique “que les enjeux n'ont jamais été aussi élevés”.
DIVISIONS • Au sein de l’Union européenne, les divisions sont plus visibles que jamais : alors que les Pays-Bas envisagent également la construction de nouvelles centrales, et que la Suède se rallie petit à petit au camp des défenseurs de l’atome ; l’Autriche, le Luxembourg et l’Allemagne sont plus que jamais à l’offensive.
TECHLASH DIARIES • la semaine européenne des Big Tech
Cette semaine, Meta (Facebook) a annoncé qu'elle pourrait quitter l'UE en raison des règles de confidentialité des données de l’Union européenne. Google est sous le feu (encore) de l'organisme français de protection de la vie privée. Et Google est poursuivi en Suède pour 2,1 milliards d'euros.
META HORS DE L'UE • Dans son rapport annuel (10-K) à la Securities and Exchange Commission (SEC), Meta a déclaré qu'elle pourrait retirer Facebook et Instagram de l'UE si l'autorité irlandaise de protection des données lui interdit de transférer les données de ses clients européens vers les États-Unis.
En niant que cette déclaration était une menace pour les autorités de protection des données, Meta a déclaré que le mémoire reflétait la "simple réalité" qu'elle s'appuyait sur les transferts de données UE-États-Unis pour fournir ses services. La déclaration de Meta est le dernier chapitre d'un long feuilleton juridique concernant les régimes de protection des données, très différents dans l'UE et aux États-Unis (voir notre édition sur l’arrêt Schrems II).
Invoquant des problèmes de protection de la vie privée, la Cour de justice de l'UE a annulé les accords négociés entre la Commission et le gouvernement américain, qui autorisaient les transferts de données entre les États-Unis et l'UE, en 2015 puis en 2020. En conséquence, les entreprises américaines doivent prendre certaines mesures de protection des données dans les contrats - en utilisant des clauses contractuelles types - évaluées au cas par cas par les autorités.
La déclaration de Meta a provoqué un tollé politique en Europe, qui doit dévoiler ses règlements numériques phares (DMA et DSA) dans les mois à venir. "Après avoir été piraté, j'ai vécu sans Facebook", a déclaré le ministre allemand de l'économie Robert Habeck aux journalistes lors d'un événement aux côtés du ministre français de l'économie Bruno Le Maire à Paris. “Je peux confirmer que la vie est très bonne sans Facebook” a ajouté ce dernier - qui poste pourtant régulièrement des selfies à des terrasses de café ou (image ci-dessous) sur les toits de Bercy.
GOOGLE ANALYTICS EN FRANCE • La CNIL a indiqué que le service Google Analytics d'Alphabet enfreignait la législation européenne sur la protection des données, suite à une plainte déposée par None of Your Business (NOYB), une ONG spécialisée dans la protection de la vie privée.
Les sites web français utilisant Google Analytics ont été signalés à l'agence française de protection des données, qui a pris en charge les plaintes. Les transferts vers les États-Unis "ne sont actuellement pas suffisamment encadrés", note la CNIL. En effet, en l'absence de décision d'adéquation après que la CJUE a invalidé la dernière en 2020, "le transfert de données ne peut avoir lieu que si des garanties appropriées sont prévues pour ce flux en particulier", ce qui n'est pas le cas selon le gendarme français de la vie privée.
Alphabet a eu un mois pour se conformer à la décision - par exemple en ne transférant que des données anonymes - ou la CNIL devra ordonner aux sites français de cesser d'utiliser son service.
GOOGLE POURSUIVI EN SUÈDE • Price Runner, un site web de comparaison de prix, a annoncé qu'il poursuivait Google à hauteur de 2,1 milliards d'euros pour violation du droit de la concurrence. L'affaire s'appuie sur la décision Google Shopping, qui a estimé que la pratique de Google consistant à auto-référencer son propre service de comparaison de prix constituait un abus de position dominante. Price Runner devra principalement prouver qu'il a subi un préjudice (perte de profits), et que celui-ci a été causé par Google.
Il s'agit de la première action indemnitaire (action follow-on) introduite après la décision du Tribunal de 2021 relative à Google Shopping, qui confirme l'amende de 2,4 milliards d'euros infligée par la Commission. Google a annoncé qu'il ferait appel devant la CJUE. Les adeptes de cette action devront attendre encore quelques années pour connaître le montant de la facture finale de Google.
POLOGNE • Varsovie et Bruxelles en chiens de faïence
Le gouvernement polonais n’encaisse pas la décision de la Commission de suspendre des fonds européens pour payer l'amende imposée par la Cour de justice de l’UE (CJUE) dans l'affaire concernant la mine de Turów à la frontière tchèque. La CJUE est d’ailleurs sur le point de se prononcer sur la légalité du mécanisme de conditionnalité. Et le Tribunal de l’UE (TUE) établit pour la première fois un lien entre le droit de la concurrence et l'État de droit dans une affaire récente.
MINE DE TUROW • Pendant des mois, la Pologne a simplement refusé de payer l'amende imposée par la CJUE pour avoir refusé de fermer la mine de lignite frontalière de Turów. Mais le 3 février, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a accepté de payer 45 millions d'euros à Prague et de financer des mesures visant à empêcher la mine d'avoir des effets négatifs sur les résidents tchèques. En contrepartie, Petr Fiala, le Premier ministre tchèque, a promis de retirer la plainte de la République tchèque auprès de la CJUE, ce qui permettrait à la Pologne de poursuivre l'exploitation de la mine.
Le 8 février, la Commission a annoncé qu'elle déduirait des fonds de l'UE l'amende impayée due par la Pologne, le délai ayant expiré le 18 janvier. Environ 15 millions d'euros seront déduits. Le gouvernement polonais a annoncé qu'il ferait appel de cette décision. Les 15 millions dus à la Commission pour la mine de Turów sont cependant de l’argent de poche si on les compare aux sommes impliquées dans la saga du règlement sur la conditionnalité de l'État de droit.
RÈGLEMENT CONDITIONNALITÉ • En vertu du Règlement sur la conditionnalité liée à l'État de droit, la Commission est autorisée à suspendre les fonds de l'UE destinés à des États membres qui ne respectent pas l'État de droit tel que défini par le règlement. Bénéficiaire (très) nette des fonds de jusqu'à 130 milliards d'euros sur le budget septennal 2021-2027 sont en jeu pour Varsovie.
Alors que le règlement a été adopté en décembre 2020, la Commission s'est abstenue d'utiliser cet outil avant que la CJUE ne se prononce sur sa légalité. Au lieu de cela, la Commission a envoyé des lettres informelles à la Pologne et à la Hongrie — qui ont attaqué la légalité du règlement devant la CJUE. Par ailleurs, la Commission n'a toujours pas versé les fonds européens de la prochaine génération à la Hongrie et à la Pologne, invoquant des problèmes d'État de droit et de corruption. La Pologne s'attend à recevoir 36 milliards d'euros au titre du programme NGEU.
Les juges suprêmes de l'UE à Luxembourg rendront demain (16/02) leur jugement sur la légalité du règlement dans une décision très attendue. Le 2 décembre 2021, l'Avocat Général Manuel Campos Sánchez-Bordona a rendu des conclusions — non contraignantes — soutenant la légalité du règlement.
Le même jour (16/02), la Cour constitutionnelle polonaise rendra également un arrêt sur le mécanisme de conditionnalité de l'État de droit. L'arrêt, qui porte sur la base juridique du règlement, sera retransmis en direct.
ANTITRUST • Le Tribunal de l'UE a annulé, dans l'affaire T-791/19 (Sped-Pro contre Commission), une décision de la Commission rejetant une plainte contre une société contrôlée par l'État polonais, dans un affaire d’abus de position dominante. Plus particulièrement, le Tribunal "examine pour la première fois l’incidence de défaillances systémiques ou généralisées de l’État de droit dans un État membre sur la détermination de l’autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte".
Le versement des fonds de l'UE est soumis de plus en plus au respect par les États membres des dispositions relatives à l'État de droit. Cependant, lier les procédures de droit de la concurrence à de telles considérations est une première. Les juges de Luxembourg soutiennent que la Commission aurait dû examiner les “indices concrets qui [...] pris dans leur ensemble, seraient susceptibles de démontrer qu’il existait des motifs sérieux et avérés de croire qu’elle courrait un risque réel de violation de ses droits si son affaire devait être examinée par les instances nationales”.
BREXIT • Bruxelles envoie Londres à Luxembourg
La Commission a renvoyé le Royaume-Uni devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en raison d'un arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni, daté du 19 février 2020.
CONTEXTE • L'article 87 de l'accord de retrait signé entre l'UE et le Royaume-Uni prévoit que "la Commission peut, dans un délai de quatre ans à compter de la fin de la période de transition, engager une procédure devant la Cour de justice, si elle estime que le Royaume-Uni a manqué à une obligation découlant des traités avant la fin de cette période", souligne la Commission. La période de transition a pris fin le 31 décembre 2020.
L'AFFAIRE • La Commission conteste l'arrêt de la Cour suprême du Royaume-Uni, "autorisant l'exécution d'une sentence arbitrale ordonnant à la Roumanie de verser une compensation aux investisseurs, alors qu'une décision de la Commission avait estimé que cette compensation était contraire aux règles de l'UE en matière d'aides d'État", peut-on lire dans le communiqué. La Commission estime que le jugement viole le principe de coopération sincère établi par le droit communautaire, en statuant sur une question qui était déjà examinée par les tribunaux de l'UE. Le bras exécutif de l'UE considère également que la Cour suprême du Royaume-Uni a mal appliqué le droit de l'UE et n'a pas saisi la CJUE.
IMPASSE • La décision de la Commission ne contribuera guère à désamorcer les tensions entre Bruxelles et Londres, alors que les négociations sur le protocole relatif à l'Irlande du Nord sont dans l'impasse et que les menaces de déclenchement de l'article 16 - qui permet à l'une ou l'autre des parties de suspendre le protocole en cas de "difficultés économiques, sociales ou environnementales graves et susceptibles de persister, ou de détournement de trafic" - sont renouvelées. La CJUE est également compétente pour statuer sur les affaires liées à la mise en œuvre du protocole sur l'Irlande du Nord.
BREXITING• Les Brexiteers pourraient s'empresser de considérer cette démarche comme politique.
"Aussi facile qu'il puisse être de considérer cette action en ces termes, la vérité est peut-être beaucoup plus terre à terre, à savoir un souci réel de ne pas créer de précédent ou d'être perçu comme adoptant une approche molle par rapport à toute ligne de conduite qui pourrait saper l'ordre juridique fondamental de l'UE", note le Dr Totis Kotsonis, associé du cabinet d'avocats Pinsent Mason.
Nos lectures de la semaine
Does Europe need a Health Union? se demande Anne Bucher pour le think-tank Bruegel.
Pour Carnegie Europe, Judy Dempsey pose la question — Do the Europeans Trust France?
Dans Foreign Affairs, Michael Beckley se penche sur le front anti-Chine — How Fear of China Is Forging a New World Order.
Sinem Adar et Friedrich Püttmann, pour le Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP) discutent de coopération migratoire avec la Turquie.
Pour Bruegel, Monika Grzegorczyk, Niclas Poitiers, Pauline Weil et Guntram Wolff évaluent les risques économiques de nouvelles sanctions contre la Russie.
Nos remerciements aux rédacteurs de cette édition : Marine Sévilla, Philipp Steinbrecher, Eloïse Couffon, Ambroise Simon, Maxence de La Rochère, Leon Holly, Rogier Prins, Agnès de Fortanier et Thomas Harbor. À mardi prochain !