Killer acquisitions : le coup de pouce du Tribunal à la Commission
Mais aussi — Euro, Chips, Amazon
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne du mardi, un condensé d'actualité européenne utile.
Alors que le Parlement européen a procédé au vote final sur le Digital Markets Act le 5 juillet, la Commission européenne a reçu un coup de pouce du Tribunal de l’UE le 13 juillet, dans une affaire qui conforte le pouvoir de la DG Concurrence de procéder à l’examen d’opérations de fusions-acquisitions qui ne sont pas notifiables au niveau national.
L’AFFAIRE • Dans l’affaire T-227/21, la question était de savoir si la Commission avait le pouvoir d’examiner le projet d’acquisition de Grail par Illumina. Ilumina et Grail sont des entreprises du secteur de la biotechnologie, actives dans le séquençage génomique. L’opération n’était notifiable ni à la Commission européenne ni aux autorités nationales de concurrence dans les États membres de l’UE.
L’article 22 du règlement sur les concentrations permet à des autorités nationales de concurrence de renvoyer une affaire qui n’est pas de dimension européenne devant la Commission, si le projet affecte le commerce entre États membres ou menace d’affecter la concurrence de manière significative sur le territoire d’un État membre. Traditionnellement, il était nécessaire que l’opération soit notifiable dans l’État membre en question pour que le renvoi soit accepté.
Depuis 2021, des orientations de la Commission permettent à celle-ci de demander un renvoi à la DG Concurrence d’opérations affectant le commerce entre États membres et menaçant d’affecter la concurrence de manière significative sur le territoire d’un État membre — sans que le fait que l’opération ne soit pas notifiable selon les seuils nationaux ne soit un obstacle.
Pour la première fois, le Tribunal se prononce sur l’application de l’article 22 à une opération qui n’était pas notifiable dans les États membres en question. Le cas est assez extrême car Grail n’a ni présence ni revenus au sen de l’UE.
La Commission peut être compétente pour examiner des opérations dont les chiffres d’affaires ne justifient pas une notification devant une autorité nationale lorsque ces entreprises ont néanmoins une importance pour la concurrence.
Le Tribunal avance :
“[L]a Commission est compétente pour examiner cette concentration qui ne présentait pas de dimension européenne ni relevait du champ d’application de la réglementation nationale en matière de contrôle des concentrations des États membres de l’Union et des États parties à l’accord sur l’Espace économique européen”.
KILLER ACQUISITIONS • L’affaire Illumina c. Commission ouvre une nouvelle brèche pour le contrôle des killer acquisitions — qui concernent souvent des entreprises à faible chiffre d’affaires et à fort potentiel dans le domaine de la tech ou des biotechnologies.
Ces opérations ont tendance à passer entre les mailles du filet du contrôle des concentrations, pour lequel la notification est déclenchée par le dépassement de seuils en chiffres d’affaires des parties à la concentration. Par exemple, le rachat par Facebook d'Instagram n’était pas notifiable au niveau européen.
La Commission s’était déjà engagée dans la voie d’une lecture plus souple de sa compétence pour connaître de telles affaires en 2021, avec des orientations en ce sens, ce que le Tribunal de l’UE vient de confirmer. Par ailleurs, certains États membres, à l’instar de l’Autriche ou de l’Allemagne, ont mis en place de nouveaux seuils en valeur d’entreprise — et non en chiffre d’affaires — pour permettre l’examen de ces opérations.
Le Tribunal de l’UE souligne ainsi :
“L’analyse ainsi admise par le Tribunal préfigurait une approche renouvelée de la Commission concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations, selon les orientations publiées le 31 mars 2021, dont l’application ouvre la voie à une meilleure appréhension, par les règles de l’Union en matière de contrôle des concentrations, d’opérations impliquant des entreprises innovantes et disposant d’un fort potentiel concurrentiel”.
APPEL • Illumina compte faire appel de la décision devant la Cour de justice de l’UE — l'utilisation de l’article 22 du règlement concentrations n’est en effet qu’un seul élément du contentieux.
De nombreuses voix s’élèvent pour critiquer l’insécurité juridique que provoquerait la possibilité pour la Commission de décider quelles affaires examiner.
Dans les colonnes du FT, Salomé Cisnal de Ugarte, de King & Spalding, s’inquiète :
“This is a big deal. This gives a significant power to Brussels that it didn’t use before and it will encourage member states to refer deals for which they don’t have jurisdiction to the commission to review them (...) Companies will have to assess a potential EU review if they are in particular sectors, like tech and life sciences. This makes dealmaking more uncertain. Any deal that could have a competition impact or any deal that could risk a complaint by competitors is now at increased risk”.
Même son de cloche pour Dr. Christophe Enaux, Robert Hardy et Dr. Lucas Wüsthof de Greenberg Traurig, dans les colonnes de la National Law Review :
“The Commission’s change is significant for dealmakers: any transaction that may be seen as potentially raising competition issues could end up being reviewed by the Commission, no matter how small the target, and even after the transaction has closed. Moreover, there is no clear time limit on when closed transactions can be referred to the Commission. Additionally, the Commission’s change in position is expected to increase the number of cases subject to parallel Commission and NCA merger control review”.
In Case You Missed It
EURÔSECOURS • Alors que la BCE doit annoncer le 21 juillet une première remontée de son taux directeur depuis une décennie, l’euro continue sa baisse face au dollar. L’euro a atteint son plus bas en vingt ans, glissant même en dessous de la parité avec le dollar cette semaine.
Cette tendance baissière s’explique par la différence des taux d’intérêt entre l’UE et les États-Unis et l’impact de la guerre en Ukraine sur la facture énergétique de l’UE. L’arrêt probable des livraisons de gaz russe via Nord Stream I n’arrangera évidemment pas les affaires de la zone euro. Par ailleurs, la baisse de l’euro renchérit le coût des importations de pétrole, libellées en dollars — ce qui a également un effet inflationniste.
Le taux de change complique la tâche de la BCE, qui doit déjà veiller à éviter la fragmentation de la zone euro lors de la remontée des taux — laquelle pourrait faire considérablement diverger les coûts d’emprunts entre des pays sûrs, comme l’Allemagne, et des pays plus exposés aux mouvements des marchés obligataires, comme l’Espagne ou l’Italie.
À Rome, l’instabilité politique ajoute à un problème à une liste déjà longue. Le sort de la coalition de Mario Draghi, qui a remis sa démission (refusée) au Président Mattarella, pèse sur les marchés financiers, alors que la BCE tente précisément de contenir les spreads entre les obligations italiennes et allemandes.
AMAZON • Amazon propose des engagements à la Commission européenne pour mettre fin à l’amiable à deux procédures antitrust lancées en 2019 et 2020. Le géant américain propose de ne pas utiliser les données non-publiques des vendeurs tiers inscrits sur Amazon lorsque l’entreprise est en concurrence avec ces mêmes vendeurs sur le Amazon Store. Amazon propose également d’accroître la visibilité de produits concurrents dans l’accès à la Buy Box et au programme Prime.
La Commission invite les acteurs du marché à formuler des observations (market test) sur les engagements d’Amazon. Si vous êtes concerné, vous avez jusqu’au 9 septembre pour faire connaître votre avis à la DG Concurrence.
SEMICONDUCTEURS • Les géants des semi-conducteurs, STMicroelectronics (Franco-Italien) et GlobalFoundries (US) ont annoncé, ce lundi 11 juillet, un plan d’investissement à hauteur de 5,7 milliards d’euros pour développer une usine de puces FD-SOI à Crolles près de Grenoble. Dans sa déclaration du 8 février 2022, la Commission européenne avait affirmé souhaiter voir la part de l’UE en matière de micro-puces passer de 10% à 20% en proposant la création d’un paquet global de 43 milliards d’euros à travers l’initiative Chips for Europe.
Thierry Breton, le Commissaire européen pour le marché intérieur, a donc spécialement fait le déplacement à Crolles aux côtés d’Emmanuel Macron pour vanter “la création de la plus grande usine et la plus avancée au monde pour la production de semi-conducteurs”.
Nos lectures de la semaine
Dans les colonnes du Wall Street Journal, Joseph Sternberg se penche sur les conséquences politiques de la baisse de l’euro face au dollar.
Pour Bruegel, Klaas Lenaerts, Simone Tagliapietra, Georg Zachmann évaluent l’intérêt d’un price cap sur le pétrole russe.
Pour le European Policy Centre, Marta Mucznik s’intéresse aux débats quant à la Communauté politique européenne et à l’élargissement de l’Union.
La newsletter de cette semaine a été rédigée par Maxence de La Rochère, Keram Kehiaian, et Thomas Harbor. À mardi prochain!