Revue européenne | 5 octobre 2021
Énergie • TTC à Pittsburgh • État de droit • Grèce • Institutions
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne du mardi, un condensé de l’actualité utile de la semaine. Bonne lecture !
ÉNERGIE • Éclairage sur la crise des prix en Europe
Depuis début septembre, le marché du gaz est sous tension :
la reprise économique post-pandémie en Europe et en Asie a conduit à une hausse de la demande de gaz naturel alors que les capacités d’extraction restent inférieures à leur niveau pré-crise ;
un hiver 2020-2021 particulièrement rigoureux et un été chaud ont pesé sur les stocks énergétiques des pays européens ;
la tension sur les approvisionnements semble être exploitée par la Russie, premier fournisseur du continent, comme d’un levier pour inciter à mettre le plus rapidement possible en service le gazoduc Nord Stream II, tout juste achevé ;
une augmentation rapide du cours du carbone sur le marché européen d’échange de quotas (SEQE) passé de 10 à 60 euros la tonne en l’espace d’un an.
De ce concours de circonstances découlent plusieurs risques :
Tout d’abord l’augmentation du prix de l’énergie menace de provoquer une crise sociale dans plusieurs pays européens et freiner globalement la reprise économique dans l’UE. Des gouvernements ont déjà réagi : par exemple, l’Espagne a créé une taxe spéciale sur les producteurs d’électricité nationaux de 3 milliards d’euros – dont la Commission devra évaluer la conformité au regard des règles européennes du marché de l’énergie et des aides d’Etat. En France, le gouvernement envisage de revaloriser le “chèque énergie” pour les ménages les plus modestes, mais dans une proportion qui devrait être insuffisante pour amortir le choc global.
Le mix énergétique français comporte une très faible part de centrales à gaz, l’augmentation du cours de ce combustible devrait tout de même entraîner une augmentation du prix de l’électricité de plus de 10% début 2022. Cette augmentation résulte du fonctionnement du marché de l’électricité et de l’articulation entre le niveau européen (marché de gros) et français.
L’UE a réalisé le marché commun de l’électricité qui permet une meilleure interconnexion des réseaux nationaux et, partant, la diminution du risque de black-out. La tarification sur ce marché correspond au coût marginal de la dernière capacité de production appelée. Or, ces capacités de production marginales sont pour une bonne part des centrales à gaz, notamment en Allemagne.
La crise énergétique en gestation arrive à un mauvais moment dans l’agenda européen ; elle risque de remettre en cause la politique environnementale de la Commission et pourrait jouer un rôle dans les discussions sur les règles budgétaires.
Pour aller plus loin, nous en avons discuté avec Thomas Pellerin Carlin, directeur du Centre Énergie de l’Institut Jacques Delors.
Il travaille sur la politique européenne de l’énergie, notamment dans ses dimensions liées à l’innovation et au changement climatique.
Comment expliquer la crise des prix de l’énergie ?
La crise que nous vivons aujourd’hui pourrait être qualifiée de « tempête parfaite ». Une multitude de facteurs arrivent en même temps et provoquent une situation anormale. Par exemple, en ce qui concerne la flambée des prix du gaz, nous avons eu un facteur aggravant classique : un hiver très froid à la fois en Europe, en Russie mais aussi en Chine. Cela n’aurait pas dû poser de problème si d’autres facteurs n’étaient pas venu s’agréger : un incendie dans une usine de gaz en Russie, des opérations de maintenance non prévues sur le réseau gazier norvégiens etc. Et puis, on a eu un été très chaud en Espagne qui a nécessité une hausse de la consommation pour assurer la climatisation d’un certain nombre de logements. C’est vraiment la conjonction de tous ces facteurs qui a fait émerger la crise. Pour résumer, « les petits cours d’eau font les grandes rivières ».
Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a déclaré la semaine dernière que le marché de l’électricité européen était obsolète, que doit-on penser de cette affirmation ?
Je dirais que Bruno Le Maire fait clairement de l’agitation politique. Le marché de l’électricité européen a été réformé en 2018, avec la directive sur le Market Design. La France a voté pour cette réforme. Si le ministre de l’Économie avait voulu réformer le marché européen de l’électricité, il aurait pu le faire il y a deux ans, il ne l’a pas fait. On peut en effet débattre de la nécessité de réviser ce système : un modèle basé sur les énergies renouvelables peut nécessiter un fonctionnement de marché différent. Néanmoins, ce qu’il se passe en ce moment, c’est de la politique politicienne : on est dans le schéma classique d’une homme politique qui tape sur l’Union européenne.
Cela étant dit, je ne pense pas qu’il faille réformer ce marché tout de suite. Il y a déjà beaucoup de dossiers sur la table avec le Fit for 55 et le marché de l’électricité est finalement le dossier qui pose le moins de problèmes. Je ne vois pas vraiment l’intérêt de faire une grande réforme d’ici 2024. Après les élections, la question pourra se poser mais il faudra des débats intellectuels un peu plus sérieux.
La commission a annoncé une Communication pour lutter contre la hausse des prix de l’énergie, que peut-on en attendre ?
Je pense que la première chose que la Commission veut faire c’est de montrer que les États membres ont tous les outils pour répondre, eux même, à la crise. La Commission ne fera probablement pas d’annonces inédites. Même s’il est possible qu’elle cherche à aller plus loin en proposant des outils, j’ai du mal à voir ce qu’elle peut faire. On est dans le domaine de la politique sociale, où les États membres sont compétents.
Quel impact pourrait avoir la crise sur l’ambition de l’UE en matière de lutte contre le changement climatique ?
Il y a un enjeu majeur sur ce sujet : le récit qui est construit autour de cette crise. Chacun porte la faute sur un facteur différent : l’intermittence des éoliennes pour les anti-renouvelables et les défenseurs du tout nucléaire, le système ETS pour les Polonais etc. On est avant tout dans une crise économique provoquée par l’explosion des prix du gaz. Notre dépendance aux prix du gaz est le vrai coupable, il n’y a pas de doute.
La solution à moyen terme c’est de nous débarrasser au plus vite du gaz, en favorisant, entre autres, le chauffage et l’électricité renouvelable et également en développant l’hydrogène vert pour remplacer l’hydrogène gris dans les processus de production. C’est primordial : aujourd’hui, des usines d’engrais ferment face à la flambée des cours du gaz. Il faut faire attention aux conséquences que cela pourrait avoir pour le marché agricole mondial. A ce stade, il n’y a pas de risques mais il ne faudrait pas que cette crise soit à l’origine de famines, ce qui aurait des conséquences beaucoup plus graves.
TECH • TTC, une semaine après Pittsburgh
Après quelques coups de pression, une tentative de sabotage par Paris et un communiqué adopté par Bruxelles le matin même, la réunion inaugurale du EU-US Trade and Technology Council (TTC) s’est finalement passée sans encombre mercredi dernier (29/09) à Pittsburgh, en Pennsylvanie.
Précédant d’un mois le grand retour des touristes européens aux Etats-Unis, les Vice-Présidents exécutifs de la Commission européenne Margrethe Vestager et Valdis Dombrovskis sont arrivés les valises chargés de dossiers chauds.
PÉKIN DANS LE VISEUR • Pour la première fois dans la diplomatie transatlantique, Washington et Bruxelles vont tenter de coordonner leurs approches réglementaires en politique commerciale et numérique. Le but ? Éviter les contentieux interminables à l’OMC, les initiatives individuelles en matière de fiscalité numérique ou la division face à la puissance de plus en plus hostile de la Chine.
Problème, l’UE voulait à tout prix éviter de transformer le TTC en déclaration de guerre anti-Pékin. Le communiqué conjoint fait plus de neuf références à la menace des « pays n’ayant pas d’économie de marché ».
Une feuille de vigne qui devient bien fine à la lecture des grandes pistes de coopération : la lutte contre les prise de contrôles d’entreprises stratégiques par des investissements étrangers (premier clin d’œil) et le contrôle des exports pour limiter les transferts de technologies (deuxième clin d’œil).
TOUTES TENSIONS COMPRISES • Le meeting de la semaine dernière n’avait pour but que de donner le top départ aux dix groupes de travail qui plancheront dans les prochains mois sur autant de sujets.
Certaines tensions historiques ont été évitées dans les débats. C’est le cas des tarifs américains sur l’acier et l’aluminium, la réforme de l’OMC ou encore le successeur du Privacy Shield (que Bruxelles veut absolument garder dans le cadre de négociations parallèles).
WHAT’S NEXT • La prochaine réunion du TTC est prévue pour le premier semestre 2022, lors de la présidence française de l’UE. Apparemment enchantée par Pittsburgh, Margrethe Vestager a d’ores et déjà exprimé son souhait d’accueillir ses homologues américains dans une ville à la symbolique équivalente – un ancien bassin industriel qui connaît une deuxième vie en hub technologique.
Ça tombe bien, c’est la description de la région allemande du Brandebourg qui accueillera bientôt la plus grande usine de batterie d’Europe. Son constructeur ? Elon Musk.
ÉTAT DE DROIT • Les cordons de la bourse
L’Exécutif européen, chargé de verser les fonds du plan de relance Next Generation EU, devrait approuver les plans nationaux pour la reprise et de résilience (PNRR) de la Hongrie et de la Pologne en novembre. Et en profiter pour utiliser le tout nouveau mécanisme de conditionnalité de ses versements financiers au respect de l’État de droit.
BIG BUCKS • La Pologne doit recevoir environ 24 milliards d’euros de subventions au titre de Next Generation EU alors que la Hongrie doit se voir attribuer 7,2 milliards d’euros. Ces fonds sont importants alors que les électeurs hongrois et polonais se déplaceront aux urnes, respectivement en 2022 et en 2023 (Spiegel).
RÉCALCITRANTS • Les plans nationaux de 19 États membres ont été approuvés par les services de la Commission, mais l’approbation des plans de relance hongrois et polonais a été retardée en raison des contentieux qui opposent les deux capitales à Bruxelles à propos de l’indépendance de la justice, du financement des médias et des ONG étrangères, et plus généralement les accusations de corruption.
STRINGS ATTACHED • La Commission devrait en profiter pour activer le mécanisme de conditionnalité liée à l'État de droit pour l’accès aux fonds de l’UE, voté en décembre dernier. En vertu du règlement, applicable au 1er janvier 2021, les paiements du budget de l'UE peuvent être retenus pour les pays où des violations avérées de l'État de droit compromettent la gestion des fonds européens.
À la différence de la procédure prévue par l’article 7 du Traité sur l’UE (violation grave des valeurs européennes), la conditionnalité à l’État de droit requiert la majorité qualifiée — et non l’unanimité — devant le Conseil, ce qui limite le pouvoir de blocage des États membres visés.
Pour la Commissaire européenne Vera Jourova, l’Exécutif européen a maintenant les outils pour faire respecter l’Etat de droit en Europe, dont l’impact important est important sur sa crédibilité (FT, Bloomberg).
SEE YA IN COURT • Varsovie et Budapest contestent le lien fait entre le déboursement des fonds NGEU et le respect de l’État de droit devant la justice européenne, qui devrait se prononcer entre la fin d’année et le début d’année 2022. Le Parlement européen pousse fort pour que la Commission utilise cette prérogative avant la fin octobre, sans attendre la décision de la Cour (Politico).
DÉFENSE • Amitié franco-grecque
La France et la Grèce ont signé mercredi 28 septembre un accord de partenariat stratégique. Cet accord scelle un rapprochement militaire et commercial, sur fond de tension entre la Grèce et la Turquie.
CONSOLATION PRIZE • Ainsi, après la commande par la Grèce des 18 avions Rafale en janvier 2021, la République hellénique avait annoncé le 12 septembre l’achat de 6 autres Rafale (communiqué de presse). La Grèce va aussi se doter de trois frégates qui seront construites dans les usines de Lorient. Cet accord atténue un peu le soufflet australien avec l’annonce de l’alliance AUKUS.
DÉFENSE MUTUELLE • Ce qui a fait irrémédiablement pencher la balance à Athènes du côté de l’offre française — la plus onéreuse — est la clause de défense mutuelle, que la France était seule à proposer (Politico).
Concrètement, cela implique que la France viendrait au secours de la Grèce si son territoire venait à être attaqué. Cette clause est essentielle pour la Grèce dans un contexte de tensions larvées avec son voisin turc quant à la souveraineté de nombreuses îles grecques et de leurs réserves pétrolières offshore, au large de la Turquie.
INSTITUTIONS • La Commission présente les Missions de l’UE
La Commission a annoncé le lancement des “Missions de l’UE” (communiqué de presse; communication complète)
MOONSHOTS • Cette annonce s’inscrit dans le cadre d’Horizon Europe, le programme européen de financement de la recherche et de l'innovation jusqu'en 2027.
Les cinq missions visent à relever les grands défis en matière de santé, de climat et d'environnement et à atteindre des objectifs ambitieux et inspirants dans ces domaines, notamment la lutte contre le cancer, la protection des milieux aquatiques, le verdissement des villes et le développement de villes intelligentes.
TASK FORCE • Chacune des cinq missions disposera d'un calendrier et d'un budget spécifiques adaptés au défi à relever et au plan de mise en œuvre correspondant.
Politiquement, le lancement de ces missions permet d'accroître la visibilité des politiques de recherche de l’Union et de casser les silos entre différents services en faisant remonter les sujets des tréfonds de la Direction générale pour la recherche et l’innovation au collège des commissaires.
Merci à Thomas Pellerin-Carlin pour l’entretien accordé à What’s up EU le 3 octobre 2021, ainsi qu’à Georg Riekeles et Ádám Zàgoni-Bogsch pour leurs commentaires sur cette édition.
C’était une édition spéciale sur l’énergie, nous en profitons pour vous partager une offre de stage (pour maintenant !) chez Climax, une newsletter sur la révolution climatique par les fondateurs de TechTrash.
Nos remerciements aux rédacteurs de cette édition : Eloïse Couffon, Ghislain Lunven, Pierre Pinhas, Nathan Munch, Hugues de Maupeou, Agnès de Fortanier et Thomas Harbor