Revue européenne | 13 avril 2021
Karlsruhe • Sofagate • espace • aides d'État • PiS • Les Surligneurs
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PLAN DE RELANCE EN ALLEMAGNE — 3 questions à Yoan Vilain
Yoan Vilain est enseignant-chercheur à l'Université Humboldt de Berlin et professeur invité à Sciences Po (Chaire Alfred Grosser). Il est spécialiste de droit constitutionnel comparé et co-auteur de l'ouvrage « Droit constitutionnel français et allemand : perspective comparée ».
Le 26 mars, la Cour constitutionnelle allemande a exigé la suspension du Plan de relance européen de 750 milliards d’euros alors que le Parlement allemand avait donné son feu vert et que ne manquait que la signature du président. Quel sera l’impact de cette procédure sur la mise en œuvre du Plan de relance au niveau européen ?
La Cour n’a pas exigé au sens strict la suspension du plan européen de relance et de résilience. Elle a été saisie d’un recours qui vise à empêcher la ratification par le Président Steinmeier du plan de relance au motif de l’inconstitutionnalité de la loi allemande d’approbation du cadre financier pluriannuel pour la période 2021‑2027. Dans de tels cas, la pratique consiste pour le Président fédéral à s’abstenir de signer jusqu’à ce que la Cour ait rendu sa décision. Ce qui est étonnant dans cette affaire est que la Cour a estimé utile de formaliser cette exigence en imposant au Président une mesure provisionnelle dans l’attente de sa décision en référé. Ceci n’arrive que très rarement et peut être mis sur le compte d’un problème de communication entre les services de la Présidence fédérale et ceux de la Cour. Quoi qu’il en soit, cela témoigne surtout de l’état de fébrilité de la Cour qui souhaite s’assurer qu’elle aura son mot à dire. Au niveau européen, ceci risque de ralentir le processus de ratification du Plan de relance que la Commission cherche au contraire à accélérer afin d’être autorisée à contracter les premiers comme prévu fin juin. Tout dépendra de sa décision en référé qui devrait intervenir très prochainement.
Le Plan de relance européen est inédit en ce qu’il prévoit un financement par l’émission de dette européenne commune. La Cour est appelée à se prononcer sur la compatibilité d’un tel mécanisme avec la Loi fondamentale allemande. Y-a-t-il un doute sur la légalité du dispositif européen ?
Oui, les requérants font valoir principalement deux arguments.
Le premier consiste à affirmer que le plan de relance est un acte « ultra vires » en cela qu’il irait au-delà des compétences de l’Union, telles que définies dans l’article 311 en lien avec l’article 122 du TFUE. Il est alors reproché au plan de relance de transformer l’Europe en Union budgétaire par la mise en commun des dettes. Le plan conduirait à créer une politique de transfert financier entre États membres sans disposer pour cela d’une base juridique suffisante. Est également critiqué le fait que les domaines d’action du plan – en particulier ceux relatifs au climat et au digital – sont sans lien direct avec la crise sanitaire actuelle et ne sont donc pas justifiés au vu du cadre juridique européen. Conformément à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale depuis sa décision Honeywell de 2010, il reviendra en cas de doute à la CJUE de se prononcer sur ces questions. La Cour de Karlsruhe se laisse néanmoins le privilège de disposer du dernier mot comme on l’a vu dans la décision PSPP de mai 2020.
Le second argument vise l’atteinte portée à l’identité constitutionnelle de l’Allemagne et en particulier aux droits du Bundestag en matière budgétaire. Aux yeux des requérants, le recours par l’UE à l’emprunt aurait pour conséquence de vider le Parlement allemand du noyau dur de sa compétence. En 2009, la Cour avait établi dans son arrêt sur le Traité de Lisbonne que les décisions relatives aux recettes et aux dépenses, y compris le recours à l’emprunt, comptent parmi les domaines essentiels de l’action démocratique. Il importe dès lors que le Bundestag y soit pleinement associé. La question qui va se poser est alors de savoir si la participation du Bundestag est suffisante, non seulement au moment de l’approbation du plan, mais bien davantage lors de sa mise en œuvre.
Le fonds de relance requiert l’unanimité des États membres. Est-ce normal qu’un Plan d’envergure européenne ayant reçu l’assentiment de la représentation nationale soit “tenu en otage” par la Cour allemande, contre la volonté politique de la Chancelière et vu l’urgence de la relance budgétaire pour la reprise économique en Europe ?
C’est une question qui revient en effet régulièrement depuis 2009 et la fameuse décision Lisbonne, celle finalement d’un gouvernement allemand des juges empêchant l’intégration européenne. Il faut tout d’abord noter que la Cour a été saisie de ces recours et se doit d’y répondre. Elle le fera selon toute vraisemblance assez rapidement puisque sa décision en référé est attendue pour cette semaine ou la semaine prochaine. Même si le temps de l’État droit n’est pas celui du politique, ce délai demeure raisonnable au vu des enjeux en cause. Il y a par ailleurs de forte probabilité que la Cour autorise la ratification en émettant des réserves d’interprétation ou en intimant au Parlement fédéral de s’assurer de sa participation dans la mise en œuvre du plan de relance. Elle avait déjà pris une décision en 2012 dans un sens similaire lors d’une procédure en référé liée au mécanisme européen de stabilité. À la différence des décisions Lisbonne, OMT ou même PSPP, l’imminence est ici caractérisée, la situation exceptionnelle. Autrement dit, il n’est sans doute pas infondé de penser que le plan de relance est « too big to fail » et que la Cour allemande a par ailleurs épuisé son « quota de censure » avec l’arrêt PSPP de 2020.
Il n’en demeure pas moins que l’urgence politique ou économique n’autorise pas de s’émanciper des règles juridiques fondamentales, qu’il s’agisse de celles relatives aux compétences de l’UE ou de celles relatives à l’identité constitutionnelle allemande. Toute violation de l’une ou de l’autre est une atteinte portée non seulement à l’État de droit, mais aussi au principe démocratique. Les compétences sont des autorisations d’agir légitimées par le peuple. La Cour constitutionnelle fédérale se comprend, non sans raison, comme la vigie de cet acquis du constitutionnalisme.
DIPLOMATIE — L'Europe, entre deux chaises
Le dernier sommet UE-Turquie a été fortement marqué par l’incident protocolaire du « Sofagate ». Pourtant, les textes européens indiquent clairement l’ordre protocolaire, au titre duquel le Président du Conseil, représentant la totalité des chefs d’État et de gouvernement des États-Membres, a préséance sur la Commission, représentant uniquement les services de l’institution. L’ancien président de la Commission Jean Claude Juncker a indiqué qu’il s’agissait d’une pratique diplomatique bien courante et acceptée.
L’incident a même totalement éclipsé le contenu des échanges du sommet, alors que les deux institutions, par leurs communiqués respectifs, ont concordé sur la nouvelle approche retenue par l’Union face à la Turquie. La déclaration de la Présidente de la Commission a ainsi identifié quatre domaines de coopération : la modernisation de l’Union douanière, des dialogues à haut niveau portant sur la lutte contre le changement climatique et la santé publique, la participation de la Turquie aux programmes Erasmus + et Horizon Europe, et enfin les questions migratoires, pour lesquelles la Commission présentera prochainement une nouvelle proposition de financement. Le communiqué de Charles Michel a également abondé dans le sens d’une reprise du dialogue, confirmant la nouvelle posture de l’Union d’un « engagement progressif, proportionné et réversible ». Tous deux ont souhaité un partenariat « honnête », respectueux des droits fondamentaux et de l'État de droit, et se sont communément préoccupés du retrait turc de la convention d'Istanbul, et des mesures unilatérales prises à l'encontre de la Grèce et de Chypre.
Si le « Sofagate » n’est donc pas une faute protocolaire, elle est cependant bien politique. L’épisode a souligné le travail en vase clos des institutions bruxelloises, les services du protocole n’étant pas coordonnés. L’ancien Ambassadeur de France Gérard Araud, a de fait rappelé qu’en matière de politique étrangère, l’Union reste un objet politique non identifié. Sa dyarchie institutionnelle la fait souvent se retrouver entre deux chaises : sur le dossier turc, l’aide dans le cadre de l’accord migratoire est par exemple gérée par Commission mais financée et validée par les États membres. Et si le commerce est géré exclusivement par la Commission, les sanctions économiques sont un domaine réservé des États membres. L’Union devra donc impérativement faire preuve d’unité à l’avenir, pour tenir crédible sa nouvelle posture de fermeté.
ESPACE — L’ESA s’accroche à la comète de la Commission
Les perspectives économiques ouvertes par les exploitations commerciales et la relance de la compétition géopolitique dans la conquête spatiale entre la Chine et les États-Unis (voir What’s Up Asia du 18 mars) ont provoqué un vif regain d’intérêt pour les enjeux extra-atmosphériques. Organisation internationale distincte de l’Union européenne, l’Agence Spatiale Européenne (European Space Agency – ESA) se devait d’accrocher rapidement à la comète Thierry Breton.
Dans son activisme au service du renouveau de la politique industrielle, le commissaire au marché intérieur a fait de l’espace une de ses priorités stratégiques en allant concurrencer Starlink d’Elon Musk avec un projet européen de constellation ou encore en renforçant les liens entre l’industrie de défense et l’industrie spatiale aux côtés de Margrethe Vestager. Avec une enveloppe de 14,8 milliards d’euros, le budget spatial européen 2021-2027 est le plus important de son histoire. Bien que finançant directement le quart du budget de l’ESA (6,5 milliards d’euros en 2021), et partenaire clé de ses deux programmes phares (Copernicus et Gallileo), l’Union européenne a longtemps joué avec les nerfs de l’Agence en affichant une volonté d’autonomie et en initiant la création de sa propre Agence pour le Programme Spatial (EUSPA).
Josef Aschbacher, nommé au 1 mars directeur général de l’Agence n’a donc pas tardé et n’aura pris que cinq petites semaines avant de venir présenter le mercredi 7 avril les priorités stratégiques de son mandat de quatre ans à la presse internationale. Aligné sur les objectifs politiques de la commission, l’ESA souhaite jouer sa part dans la recherche d’autonomie stratégique de l’Europe et dans le respect des objectifs de l’Accord de Paris. L’agence a fait du maintien d’une relation de confiance avec l’UE son premier objectif. C’est au prix de cette réussite qu’elle pourra garantir celles de ces deux autres grandes priorités, le développement du secteur commercial européen et le renforcement de la sécurité dans l’espace.
AIDES D'ÉTATS — La Commission ouvre les vannes
La Commission a autorisé le 6 avril dernier une aide d’État française visant à recapitaliser Air France, pour un montant maximum de 4 milliards d’euros. À noter que l’essentiel de cette aide consiste en la transformation du prêt de 3 milliards en “instrument de capital hybride”, le complément d’aide étant apporté dans le cadre d’une augmentation de capital ouverte à tous les actionnaires. KLM ne bénéficiera pas de l’apport, et le gouvernement néerlandais n’a pas manifesté son intention d’injecter du capital pour soutenir la partie hollandaise du groupe. En revanche, China Eastern, l’une des principales compagnies aériennes chinoises qui a investi dans la compagnie tricolore en 2017, a annoncé qu’elle participerait à la recapitalisation d’Air France tandis que les autres actionnaires seront dilués (notamment Delta Airlines).
Alors qu’une action en justice de Ryanair est actuellement en cours devant la CJUE (après une décision de première instance déboutant la compagnie low-cost) pour contester le prêt garanti octroyé à Air France, la Commission a soigneusement justifié la validation du mécanisme au regard du cadre assoupli de contrôle des aides d’Etat mis en place en mars 2020 pour faire face à la crise du Covid-19. Elle a par ailleurs exigé des compensations: Air France devra ainsi mettre à disposition 18 créneaux horaires par jour à un concurrent à l’aéroport d’Orly.
L'utilisation du mécanisme des aides d'État permet aussi de mettre en œuvre de nouvelles priorités stratégiques de la Commission comme le pacte vert et le développement du secteur numérique. Jeudi dernier (08/04), la Commission a donc ouvert une consultation publique sur une proposition de révision de l'encadrement des aides d'État à la recherche, au développement et à l'innovation ("l'encadrement RDI") d'ici le deuxième semestre 2021. Dans son projet de communication, l’exécutif européen propose d'ajuster le cadre juridique des subventions publiques en élargissant le champ d’application matériel du texte, en facilitant l’investissement dans les infrastructures technologiques et, plus généralement, en simplifiant les règles pour faciliter l'accès des entreprises aux subventions. Toujours plus flexible, le droit des aides d'États pourrait devenir un instrument européen de politique industrielle.
PLAN DE RELANCE – Le PiS appelle l’opposition au secours
Le Gouvernement polonais doit se prononcer aujourd’hui sur le projet de ratification du plan de relance européen. Cette dernière question a cependant profondément divisé la coalition de la Droite unie « qui ne l’est plus que de nom », comme le rapporte le quotidien polonais Gazeta Wyborcza. En effet, la ratification du plan de relance a, depuis plusieurs semaines, cristallisé les tensions entre le PiS et son alliée Solidarna Polska (Pologne Solidaire), présidée par le Ministre de la justice Zbigniew Ziobro, qui a promis de voter contre.
Compte tenu de cette résistance interne, le PiS doit désormais compter sur l’opposition pour que le plan, qui permettrait à la Pologne de bénéficier de près de 60 milliards d’euros, soit adopté. Il s’agit d’une situation inédite, voire ironique, si on prend en considération le fait que le parti dirigé par Jarosław Kaczyński a « depuis six ans, fait passer chaque projet de loi à la Diète, non seulement sans regarder l'opposition, mais aussi en enfreignant à de multiples reprises tous les principes de bonne législation et les coutumes parlementaires » (traduction libre).
Si le Gouvernement approuve le projet de ratification, cela ne signifie cependant pas qu’il se trouvera automatiquement à l’ordre du jour de la Diète, même si les commentateurs supposent qu’elle se prononcera dans la semaine. Dans une interview accordée au Financial Times, le Ministre des Finances polonais Tadeusz Kościński a essayé d’appeler à la raison en prévenant qu’un vote contre le plan de relance serait « suicidaire ».
Cette semaine nous avons rencontré l’équipe des Surligneurs, un média sous l’impulsion d’universitaires en droit qui veulent améliorer la qualité du débat public en faisant du legal-checking des discours politiques. Leur travail de fact-checking juridique et leur approche par le design permet de mieux comprendre le sens des règlementations européennes, de voir lorsqu’elles sont instrumentalisées et de se donner les moyens de débattre lorsque le discours politique a une dimension juridique. Voilà leurs derniers coups de surligneur européen :
Pour le Gouvernement polonais, la réforme de la justice en Pologne relève “exclusivement du domaine national”. C’est faux, et pour le comprendre, vous pouvez en lire plus là (01/04).
Justine Coopman, rédactrice Europe, et Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur et fondateur des Surligneurs, ont mené une enquête circonstanciée sur le durcissement des règles par l’Union européenne sur l’exportation des vaccins, c’est à lire ici (09/04).
WHAT’S UP?
AVENIR DE L’EUROPE — À partir du 19 avril, les citoyens de l'Union auront la possibilité de donner leur avis sur l'avenir de l'UE : le Comité exécutif de la Conférence sur l’avenir de l’Europe a approuvé la plateforme numérique multilingue qui permettra aux citoyens de débattre et de contribuer à la Conférence (07/04).
TRAIT D’UNION — Audrey Vuetaz, journaliste TV, a lancé en mars dernier un podcast pour expliquer les dessous de l’Union européenne. Le dernier épisode (09/04) parle de “l’un des Conseils européen les plus tendus de l’histoire” avec en invités Jean-Sébastien Lefebvre (Contexte) et Edouard Simon (IRIS) ▼
PEOPLE — Politico consacre un portrait à Bernd Lucke, l’Allemand qui a fait bloquer l’adoption du Plan de relance européen par la Cour constitutionnelle allemande. Le Professor Nein, ancien de la CDU qui a contribué au lancement de l’AfD, était également à la manœuvre l’année dernière lorsque la Cour de Karslurhe a engagé un bras de fer avec la BCE. C’est à lire ici.
Cette édition de la Revue européenne a été préparée par François Hemelsoet, Ghislain Lunven, Guillaume Thibault (bienvenue!), Alexandra Philoleau, Thomas Harbor (rédacteur en chef) et Agnès de Fortanier (directrice de la publication). Pour en savoir plus sur les rédacteurs de What’s up EU!, c’est par ici.
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