Revue européenne | 12 octobre 2021
Crise constitutionnelle • Reconnaissance faciale • DMA • Élargissement • Fiscalité • Brexit • Autonomie stratégique
Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne du mardi, un condensé de l’actualité utile de la semaine. Bonne lecture !
POLOGNE • La guerre des juges est déclarée
Hier, lundi 11 octobre, la Pologne (et la Hongrie) était entendue devant la Cour de justice européenne dans le cadre de son recours en contestation du mécanisme de conditionnalité des fonds de relance au respect de l’Etat de droit cher au Parlement. Un jour plus tôt, la Commission européenne a saisi le juge européen pour “mettre les juges à l’abri de tout contrôle politique” (le communiqué est ici). Et depuis la semaine dernière des milliers de manifestants étaient dans les rues polonaises pour “rester en Europe”.
Ces remous sont la conséquence d’un hasard du calendrier (les auditions à la CJUE lundi et mardi 11 et 12 octobre) et d’une décision du 7 octobre dernier, du juge constitutionnel polonais qui s’est prononcé sur l’(in)compatibilité de certains articles du Traité sur l’Union européenne (TUE) avec la Constitution polonaise, causant un séisme juridique à l’échelle de l’Union européenne.
LE CONTENU • Les articles visés par le juge constitutionnel polonais sont les suivants :
L’article 1er qui instaure la création de l’UE et d’une union “sans cesse plus étroite”, lu en conjonction avec l’article 4§3 sur l’obligation de coopération loyale des Etats membres avec le projet européen;
L’article 19§1 qui prévoit le ”monopole d’interprétation du droit de l’Union par la CJUE”.
Cette lecture est en contradiction avec plusieurs principes importants du droit de l’Union et en particulier sa primauté, y compris sur les dispositions de nature constitutionnelle (même si c’est un débat constant).
LE CONTEXTE • Cette décision est le fruit de longues années de bataille judiciaire entre Bruxelles et Luxembourg d’une part, Varsovie de l’autre.
En 2015, lorsque le parti conservateur du PiS remporte les élections législatives en Pologne, de nombreux textes ont modifié le système judiciaire polonais : baisse rétroactive de l’âge de départ à la retraite (ce qui a eu pour effet de licencier des juges qui n’avaient pas été choisis par le PiS à son arrivée), création d’une possibilité de contrôle extraordinaire des décisions définitives, et enfin d’une chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême.
En juillet 2021, la Cour de Luxembourg avait ordonné à la Pologne l’arrêt des activités de la Chambre disciplinaire, parce qu’elle ne présentait pas “les garanties exigées par le droit de l’Union en matière d’indépendance et d’impartialité”.
LES PRÉCÉDENTS • Pour certains, la décision du tribunal constitutionnel polonais ne serait qu’un exemple parmi d’autres : la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a censuré, au regard de sa Loi fondamentale, des décisions émanant de l’UE à deux reprises — à propos de l’endettement commun et dernièrement du programme d’achat d’actifs PSPP de la BCE (2020). En mai 2021, le Conseil d’État français créait une “clause de sauvegarde constitutionnelle” dans un arrêt French Data Network pour éviter de peu la confrontation réclamée par le Gouvernement français face à la Cour de Luxembourg.
Mais il faut se méfier de tout parallélisme hâtif, met en garde Alexander Thiele (Verfassungsblog). Dans le cas polonais, le tribunal constitutionnel remet en cause des dispositions centrales du droit primaire européen (les traités), là où les décisions précitées ne concernaient que des actes de droit dérivé. Comme le souligne Daniel Sarmiento, la décision du tribunal polonais est bien plus radicale et concerne les valeurs de l’UE, non ses décisions de politique économique (EU Law Live).
CONSÉQUENCES • La Commission, gardienne des Traités, a annoncé qu’elle n’hésitait pas à faire usage de ses “pouvoirs” pour assurer le respect de l’application uniforme et de l’intégrité du droit de l’Union (communiqué).
Elle dispose d’un levier financier important pour faire rentrer Varsovie dans le rang. Le Plan national pour la reprise et la résilience (PNRR pour les geeks) qui doit être versé à la Pologne dans le cadre du plan de relance Next Generation EU n’a pas encore été validé par les services de la Commission. Rappelons que Varsovie attend autour de 36 milliards d’euros de prêts et de subventions de la part de Bruxelles.
Le mécanisme de conditionnalité a été adopté en décembre dernier mais sa légalité est actuellement contestée devant la Cour de justice. Les États membres se sont tacitement mis d’accord pour demander à la Commission de ne pas activer ce mécanisme avant la fin de la procédure devant la Cour. Mais le Parlement européen poussait déjà la Commission à l’activer la semaine dernière.
UN RECOURS • Un (énième) recours en manquement contre la Pologne est envisagé par le Commissaire à la Justice, Didier Reynders. Selon Politico, la Commission attendrait que la décision écrite complète soit publiée au Journal officiel avant de se décider à actionner la procédure prévue par l’article 258 du TFUE.
UN POLEXIT ? • Le secrétaire d’État aux affaires européennes, Clément Beaune, s’est inquiété du risque d’une “sortie de l’UE de facto”. Il est peu probable que les débats constitutionnels aient de telles conséquences - seul un déclenchement univoque et inconditionnel de l’article 50 par un État membre entraîne sa sortie de l’UE.
Le Premier ministre, Mateusz Morawiecki, a indiqué qu’il n’était pas question d’un “Polexit”. Le ministre des affaires étrangères polonais a assuré que la Pologne continuerait de respecter l’autorité des décisions de la Cour de Luxembourg, à condition que ceux ci ne concernent pas l’organisation judiciaire (Reuters).
TECH • DMA; IA au Parlement européen
PODCAST • Les débats battent leur plein, à la fois côté commissions parlementaires, parties prenantes européennes comme les moteurs de recherche alternatifs ou les associations de radios européennes, mais aussi côté GAFA. Retrouvez cette semaine notre décryptage en version podcast avec Euradio.
Le Parlement européen s’oppose à la reconnaissance faciale
Dans une résolution votée cette semaine, le Parlement européen affiche sa prudence quant à l’utilisation de l’IA dans le domaine de la sécurité, affirmant sa volonté d’interdire les bases de données privées de reconnaissance faciale, la police prédictive basée sur des données comportementales, ou encore les systèmes de notation sociale des citoyens.
MISE EN GARDE • Bien que cette résolution soit seulement déclaratoire, “il est appréciable que le Parlement se saisisse de ces sujets ardus techniquement mais importants politiquement” selon Vincent Berthet et Léo Amsellem, auteurs de l’ouvrage Les Nouveaux oracles. Comment les algorithmes prédisent le crime (éditions du CNRS).
“Certains usages peuvent s’avérer franchement liberticides : il est préférable de les interdire d’office. C’est le cas de la reconnaissance faciale au service de la notation sociale, par exemple”
UNE BALLE DANS LE PIED • Le refus d’expérimenter ces technologies, tout en les encadrant par le droit et en proportionnant strictement leur usage à des objectifs définis, risque de rendre l’UE dépendante de systèmes conçus par des puissances étrangères, qui promeuvent leur propre modèle. Pour Vincent Berthet : “si un cadre juridique strict est nécessaire, la régulation ne doit pas être un frein à l’innovation. Pour garder la main sur ces technologies, mieux vaut expérimenter qu’interdire”.
ET LA COMMISSION ? • Le projet de règlement adopté par la Commission européenne en avril dernier est assurément à la fois plus mesuré et plus technophile. L’exécutif européen qualifie certes ces technologies comme étant à haut risque, mais comprend l’importance de l’innovation et de l’expérimentation. Elle soumet l’utilisation de ces technologies à l’établissement préalable d’un cadre juridique strict, la mise en œuvre de systèmes adéquats d’évaluation et la garantie de la qualité des bases de données utilisées.
DIPLO • Autonomie stratégique, Balkans, Brexit
Dîner du Conseil européen autour de l’autonomie stratégique
Les dirigeants européens se sont retrouvés la semaine dernière en Slovénie, à l’invitation du président du Conseil, Charles Michel, pour « une discussion stratégique sur le rôle de l’Union sur la scène internationale », avec le vœu que l’Europe « devienne plus affirmée et efficace » (conclusions de Charles Michel).
AU MENU • Les leaders européens étaient invités à plancher sur la notion d’autonomie stratégique de l’Union européenne, qui fait désormais consensus au plus haut niveau à défaut d’avoir une signification précise. Ces difficultés sémantiques et stratégiques avaient justifié l’exclusion de la dimension militaire du concept lors de la publication du rapport 2021 de prospective stratégique de l’Union (édition du 14/09).
Les conclusions orales de Charles Michel montrent que les Européens sont toujours au milieu du gué. Le président du Conseil européen a indiqué que l’Union souhaitait non seulement renforcer ses liens avec l’OTAN, avec pour objectif de parvenir à une nouvelle déclaration politique conjointe avant le sommet annuel de juin de l’organisation, mais également renforcer parallèlement les moyens militaires européens.
ANNÉE DE LA DÉFENSE • Samedi, lors d’un discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Charlemagne, Charles Michel avait annoncé faire de 2022 « l’année de la défense européenne », ce qui coïncide avec la présidence française du Conseil de l’UE, qui a érigé la dimension militaire de l’autonomie stratégique européenne en priorité.
BOUSSOLE STRATÉGIQUE • À la lumière des différentes recompositions géopolitiques, notamment le rôle qu’entendent jouer les États-Unis et la rivalité qui les oppose à la Chine, il apparaît pour la première fois que les dirigeants européens aient besoin d’une feuille de route en matière de politique étrangère européenne qui serait réalisée par les institutions. L’exercice de la boussole stratégique, demandé par le Conseil et conduit depuis mai 2021 par Josep Borrell, Haut-Représentant aux Affaires Étrangères de l’Union, doit en effet permettre d’orienter les débats à venir, et sera présenté en novembre.
Retour sur le sommet UE-Balkans Occidentaux
Voulu comme un moment clé de la présidence slovène du Conseil de l’UE, le sommet UE-Balkans Occidentaux de mercredi dernier (06/10) n’a pas réussi à insuffler un nouvel élan à l’intégration de ces derniers dans l’Union européenne. La fin d’une séquence médiatique et diplomatique de deux semaines qui démontre bien le nœud gordien qu’est devenue la politique d’élargissement à Bruxelles.
SALLE D’ATTENTE • Fin septembre, la Présidente de la Commission européenne est en tournée dans les Balkans — Serbie, Macédoine du Nord, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Kosovo – pour réaffirmer l’engagement de l’UE au futur européen de la région.
Au même moment, à Bruxelles, les ambassadeurs s’opposent sérieusement lors de la rédaction du futur communiqué post-sommet — la France, les Pays-Bas et le Danemark voulant à tout prix éviter une quelconque promesse d’adhésion.
Si la déclaration contient finalement le mot “élargissement”, la référence à la phrase suivante aux “capacités d’intégration de l’UE” confirme une fois de plus que l’entrée des Balkans dépend autant de leurs efforts de réforme que des contextes politiques nationaux.
IMPORTANCE STRATÉGIQUE • Entre deux chaises, Bruxelles a aussi peur de faire rentrer les Balkans que de les voir partir. La région, au cœur de l’Europe et avec de lourds besoins d’investissements en infrastructures, est en effet en proie aux influences d’acteurs régionaux souhaitant capitaliser sur l’hésitation européenne – la Russie bien sûr, mais aussi Israël, la Turquie, la Chine et même l’Arabie Saoudite y travaillent depuis plusieurs années.
I’LL PAY FOR THE WAIT • Trop consciente du danger, Bruxelles a annoncé lors du sommet un plan économique et d’investissement de 29 milliards d’euros, destiné à stimuler la reprise économique de la région ainsi qu’à soutenir sa transition verte et numérique – indispensable dans l’optique d’une intégration dans un marché européen régi par le Pacte Vert. Cette carotte devrait durer au moins jusqu’au prochain sommet en 2023.
Protocole nord-irlandais : le torchon brûle
Le conflit s'envenime entre Londres et Bruxelles sur la question nord-irlandaise. Le gouvernement britannique a plus ou moins rejeté le plan de la Commission pour apaiser les tensions engendrées par le protocole nord-irlandais.
LA DÉTENTE • Ce mercredi, la Commission doit dévoiler ses propositions pour assouplir les contraintes réglementaires imposées par le protocole nord-irlandais, en vertu duquel le droit du marché intérieur européen s’applique à la province d’Irlande du Nord, ce pour éviter le retour à une frontière physique sur l’île. L’accord cause des complications logistiques pour les produits entrant sur l’île, qui cristallisent les tensions. Les concessions proposées par l’UE sont “substantielles et profondes”, et réduiraient sensiblement les frictions douanières selon Mujtaba Rahman de Eurasia Group.
ET EN FAIT, NON • Mais Londres a devancé Bruxelles en déclarant peu ou prou que les propositions de la Commission étaient insuffisantes, avant même leur présentation officielle. En effet, Lord David Frost, chargé des relations avec l’UE, doit annoncer ce mardi à Lisbonne devant un parterre de diplomates qu’une révision majeure du protocole est un prérequis pour l’amélioration des relations avec l’Union européenne (Bloomberg).
LUXEMBOURG, MON AMOUR • Frost devrait réitérer la demande britannique, déjà formulée par le Command Paper de juillet dernier, de voir retirer à la Cour de justice de l’UE la compétence pour connaître des différends commerciaux impliquant l’UE et l’Irlande du Nord. Cette demande s’ajoute aux requêtes d’un allègement des contrôles douaniers des produits entrant sur l’île.
À Downing Street, on fait comprendre que la compétence de la Cour de justice de l’UE est une nouvelle ligne rouge. Londres fait une demande juridiquement inacceptable pour la Commission européenne (FT). Le ministre des affaires étrangères irlandais, Simon Coveney, a fustigé la mauvaise foi britannique, dont le gouvernement menace de suspendre unilatéralement l’accord en cas de désaccord avec Bruxelles (Irish Times)
Nos remerciements aux rédacteurs de cette édition : François Hemelsoet, Léo Amsellem, Hugues de Maupeou, Zachary Pascaud, Agnès de Fortanier et Thomas Harbor. A mardi prochain !