Interview | L’UE et la télévision française
Une conversation avec Adina Revol et François Beaudonnet
3,6% en moyenne sur la période 2015-2020. Nous ne parlons pas de déficit et des règles du Pacte de stabilité et de croissance, mais du pourcentage de sujets dédiés à l’Union européenne dans les journaux télévisés français, selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès.
Nous avons parlé UE et médias avec Adina Revol, porte-parole de la Représentation de la Commission européenne en France, professeur à Sciences Po, et avec François Beaudonnet, rédacteur en chef de la rédaction européenne de France Télévision, ancien correspondant de France 2 à Bruxelles.
L’Union européenne, grande absente de la télévision en France
Le 16 septembre 2020, la présidente de la Commission européenne fait son premier discours sur l’état de l’Union au Parlement européen, à Strasbourg, en France. Le moment est crucial: la pandémie de Covid-19 bat son plein, les responsables de l’UE sont parvenus à un accord pour un plan de relance historique financé par une dette commune, et l’UE se dote de facto de compétences en matière de santé publique pour coordonner la réponse des États membres, alors qu’elle n’en dispose pas formellement. Mais le discours n’est même pas couvert le soir même dans les journaux télévisés de TF1 et de France 2. En 2021, la situation a évolué, avec une diffusion en différé sur FranceInfo.
Depuis 2021, François Beaudonnet est en charge de la rédaction européenne chez France Télévisions — une sorte de Monsieur Europe de la télévision publique, et un poste qui a été créé spécialement pour répondre à ce besoin.
« Les choses changent vraiment en matière de couverture européenne. Sur les chaînes de France Télévisions, nous diffusons systématiquement les discours sur l’état de l’Union, nous faisons des sujets européens dans presque tous nos 20h, et nous avons des invités européens nombreux : commissaires, haut représentant pour les affaires étrangères, président du conseil, présidente de la Commission » — nous dit François Beaudonnet.
Faut-il seulement blâmer les médias ?
L’Union européenne est un OVNI institutionnel et politique. Même le président Macron a réussi à s'emmêler les pinceaux lors du propos liminaire de la conférence de presse du 9 décembre 2021 consacré à la présidence française du Conseil de l’UE (PFUE), en avançant que la présidence du Conseil européen — c’est le Conseil de l’UE! — revenait à la France au 1er janvier 2021.
L’inflation acronymique n’aide pas. Le grand plan de relance Next Generation EU (NGEU) est composé d’un Facilité pour la reprise et la résilience (FRR), dont le vote a été conditionné à la modification de la décision relative aux ressources propres de l’UE. Pour bénéficier de ces fonds, les États membres doivent présenter un Plan national pour la reprise et la résilience (PNRR). Simple, n’est-ce pas ?
Les mots choisis ont un sens, fait valoir Adina Revol:
« le plan de relance européen s’appelle ainsi car il s’adresse à la prochaine génération et vise la reconstruction d’une Europe post-pandémie, plus numérique et plus sociale. C’est le rôle d’un service comme celui d’une Représentation, de rendre les choses concrètes pour les citoyens européens, car l’Europe qui marche, c’est l’Europe des réalisations concrètes. Saviez-vous que le Plan de relance européen finances l’entièreté des Primes Renov’ et 75% du Plan 1 jeune 1 solution ? »
Difficulté supplémentaire : contrairement à la presse écrite, la télévision doit filmer et faire des reportages. Si de nombreuses images sont mises gratuitement à la disposition des médias par la Commission européenne, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un défi logistique. L’équipe de France TV à Bruxelles est composée de deux correspondants accrédités, mais 10 s’il l’on compte les techniciens. Pour un sujet sur le European Chips Act, annoncé par Thierry Breton, en plus des images institutionnelles, il faut trouver des entreprises en France à qui parler pour donner corps à la proposition de l’Union européenne.
La Commission européenne tente de rendre les questions européennes plus accessibles, en premier lieu aux journalistes. « Nous organisons de nombreux briefings pour les journalistes à Paris, autour de l’actualité européenne », nous dit Adina Revol. La représentation de la Commission en France partage ses bureaux parisiens avec la représentation du Parlement européen. La Commission possède des représentations dans toutes les capitales des États membres de l'UE, ainsi que des bureaux régionaux. En France, elle est présente à Paris et à Marseille. Les représentations sont les yeux, les oreilles et la voix de la Commission sur le terrain dans tous les États membres de l'UE. Depuis septembre 2021, Valérie Drezet-Humez, une juriste française avec vingt-cinq ans d’expérience à la Commission, est cheffe de Représentation à Paris où elle agit sous l’autorité politique de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen. La Représentation compte quarante-trois employés en France, et est à ce titre la deuxième plus grande représentation permanente après l’Allemagne.
La Commission est loin d’être inactive et soutient financièrement de nombreuses initiatives visant à parler de l’action de l’UE. En novembre 2021, une « newsroom européenne » a été annoncée dans le cadre du Media Freedom Act par Thierry Breton. Cette newsroom rassemble 16 agences de presse à travers l’Europe pour faciliter les coopérations entre médias européens et lutter contre la désinformation. Par ailleurs, de nombreux financements sont alloués à des médias qui visent à rendre accessible l’action de l’Union européenne.
En France, la Représentation de la Commission organise de nombreux évènements dans les territoires — l’un des derniers en date sur le plan REPowerEU. Elle met aussi le projecteur sur des réalisations concrètes de l’UE, en rendant visite à des projets financés par le plan de relance Next Generation EU ou de fonds européens — des bagues numériques multifonctions Aeklys à l’hôpital de Petite Terre à Mayotte. Sur internet, la représentation partage des articles qui permettent de clarifier des sujets d’actualité : les décodeurs de l’Europe. Dans les thèmes récents, « l’Europe peut-elle se passer du gaz russe ? » ou encore « La Commission européenne décide seule sanctions ! Vraiment ? ».
Un tropisme journalistique qui favorise la couverture de la politique nationale
Les journalistes devraient-ils être (mieux) formés aux questions européennes ? Le rapport de Sabine Thillaye, présidente de la Commission des affaires européennes à l’Assemblée nationale, note que « La conférence nationale des métiers du journalisme (CPNEJ), qui agrée les écoles de journalisme en fonction de critères dont le contenu des programmes, n’a pas prescrit l’existence d’un enseignement spécifique orienté vers les affaires européennes ». Le rapport souligne que 12 journalistes de chaînes télévisées françaises sont accrédités à Bruxelles, contre 40 pour des médias allemands.
« Tous les journalistes veulent être reporter de guerre. Correspondant à Bruxelles, ça fait moins rêver. C’est dommage. J’y ai pourtant passé les 8 années les plus intéressantes de ma carrière, par la variété des sujets à traiter. On couvre de très nombreux sujets, et vos interlocuteurs viennent de toute l’Europe » — nous dit François Beaudonnet.
Souvent, les questions européennes sont rattachées au service “politique internationale”. Le tropisme des rédactions françaises envers la politique intérieure pousse traditionnellement à une tirer la couverture vers Conseil et de ses sommets de crise — au détriment de l’action de la Commission européenne et du Parlement. “L’Union européenne, c’est aussi des progrès au quotidien pour des millions de consommateurs, de la protection de leurs données personnelles à la réduction du nombre de chargeurs”, avance Adina Revol. Crucial, certes, mais moins vendeur. L’Union européenne est une “superpuissance réglementaire” dont les réglementations exercent un effet d'entraînement sur le reste du monde — on parle de “l’effet Bruxelles”, un terme inventé par la professeur Anu Bradford, de la Columbia Law School.
La connaissance de l’Union européenne ne devrait pas être destinée à ceux qui souhaitent se spécialiser dans les questions européennes, pour lesquels peu de postes existent. Elle devrait être généralisée à tous ceux qui traitent de sujets affectés par l’action européenne. L’interconnexion des droits européen et national, la coordination sans cesse plus étroite des politiques économiques ou plus récemment de santé, rendent nécessaire une compréhension des cadres et enjeux de l’action européenne. Pour cela, la Commission et le Parlement européen organisent des séminaires de formation de journalistes à Bruxelles, dont ceux de France Télévisions qui ont pu rencontrer les commissaires Didier Reynders et Margaritis Schinas pour échanger sur l’actualité européenne. Ces séminaires à Bruxelles sont aussi proposés aux écoles de journalisme.
Il s’agit aussi d’un manque de proximité avec les institutions européennes, vues comme confinées dans leur bulle européenne. Il s’agit aussi de proposer des contenus qui mettent le projecteur sur la vie dans ces institutions. France Télévisions diffuse série Parlement, dans laquelle on suit un jeune assistant parlementaire européen qui découvre les institutions européennes et dans laquelle le secrétaire d’État aux affaires européennes.
Le tournant Ukrainien
L’Union européenne a son vocable et ses coutumes propres. Elle agit par des règlements et des directives, dans le cadre des Traités qui régissent son fonctionnement et des compétences que les États membres lui ont attribuées. Les propositions de la Commission sont discutées par le Conseil et le Parlement européen. De nombreuses consultations ont lieu, parce qu’on ne réglemente pas le marché intérieur sans demander l’avis des États membres et de l’ensemble des représentants d’intérêts de l’Union européenne.
Tout cela est certes lent et compliqué, mais également disponible en ligne et facilement accessible, dans un souci de transparence. On peut précisément savoir quel commissaire s’entretient avec Google, et si Pepsi dispose d’un badge pour ses lobbyistes au Parlement européen. La Commission européenne, sous la houlette du français Eric Mamer, tient un point presse quotidien à midi pour répondre à toutes les questions des journalistes. Il est épaulé par Dana Spinant, et par des porte-paroles thématiques. La twittosphère tient lieu de véritable espace public européen, où des fonctionnaires de la Commission européenne se proposent d’éclaircir une proposition de règlement dans un fil Twitter, qui sera commenté par des lobbyistes, des journalistes, ou encore des think-tankers. Mais cette transparence et cette culture du débat restent globalement cloisonnées à la bulle européenne — la Brussels bubble.
La guerre en Ukraine a nettement changé la donne médiatique, avec une incarnation bien plus assumée des moments de communication de la Commission européenne, dont l’importance médiatique s’est considérablement accrue depuis le 24 mars. Cela est d’autant plus remarquable pour une institution dont beaucoup attendaient peu sur un sujet si géopolitique, pré carré jalousement gardé par les États membres. Cette montée en puissance reflète le renforcement de la position de la Commission et du HR/VP dans les négociations sur les sanctions contre la Russie, qui sont votées au sein du Conseil, une évolution notable par rapport aux dernières vagues de sanction contre la Russie en 2014.
La Commission a pris dans l’espace audiovisuel un peu de la place réservée au Conseil dans les moments de crise, qui voient les chefs d’État et de gouvernements se réunir pour des sommets exceptionnels.
« La situation est grave, parce que la guerre est revenue sur le continent européen. Ce sont les médias qui se sont intéressés à l’action historique d’une Union qui a su être unie et qui a agi très rapidement, même dans des domaines relevant de l’unanimité, comme celui de la défense. L’unité, la rapidité d’une Union qu’on disait lente et désunie en a surpris plus d’un, dont Vladimir Poutine », nous dit Adina Revol.
Les interventions médiatiques de la Présidente de la Commission ont été relayées en direct par les chaînes d’information en continu, des annonces de sanctions à sa conférence de presse conjointe avec Zelensky à Kiev. Lors de sa visite surprise à Kiev, Ursula von der Leyen s’est rendue sur la place Maidan, là où l’ambition européenne de l’Ukraine a pris forme en 2014. L’on retiendra des images, comme la visite de la Présidente de la Commission à Boucha ou sa réaction après le bombardement de la maternité de Marioupol, diffusées sur les télévisions françaises. Josep Borrell était sur FranceInfo le 30 mai, quelques heures avant le sommet des 30-31 mai qui a abouti sur l’interdiction d’importation du pétrole russe.
Dans Pandemonium (2021), Luuk van Middelaar, essayiste et ancienne plume du président du Conseil européen Herman van Rompuy, décrit ce passage d’une Europe des règles à une Europe de l'événement sous l’effet de la crise du COVID-19. Cette tendance est renforcée par la guerre en Ukraine. Les décisions européennes en matière de gestion de la pandémie ou de sanctions contre la Russie alignent l’UE sur le temps court de l'événement, alors qu’elle se situait plus traditionnellement dans le temps long du droit. Les évolutions récentes de la communication institutionnelle de la Commission européenne, et son relai dans les médias audiovisuels français en est un exemple assez frappant.
Quelques recommandations
Vu d’Europe, présenté par Brigitte Boucher
Ici l’Europe, sur France 24, présenté par Caroline de Camaret
La faute à l’Europe, sur France Info, présenté par Yann-Anthony Noghès
Vox Pop, sur ARTE, présenté par Nora Hamadi
Le podcast Trait d’Union, présenté par Audrey Vuetaz
Les Vidéos « 1 minute pour comprendre » de la Représentation de la Commission en France
Passez une tête au Europa Experience à Paris, place de la Madeleine.