Interview | L’Europe et le monde, une conversation avec Tara Varma (ECFR)
UE • Ukraine • OTAN • Chine • Inde
Une séquence internationale très dense s’achève, qui a vu s’enchaîner :
Un Conseil européen les 23-24 juin
Une réunion du G7 à Schloss Elmau en Allemagne les 26-28 juin
Un sommet de l’OTAN à Madrid en Espagne les 28-30 juin
Enfin, la France remet le bâton de la présidence tournante du Conseil de l’UE à la République tchèque, après une période mouvementée qui n’aura pas empêché des compromis sur de nombreux textes législatifs sous présidence française, ce qui vaut à la France les vivat des sphères européennes, comme le notent Karl de Meyer et Catherine Chatignoux dans Les Échos.
Nous avons rencontré Tara Varma, directrice du bureau de Paris du European Council on Foreign Relations (ECFR) pour dresser un bilan de cette semaine et tirer des perspectives à l’issue de cette séquence internationale importante.
Le statut de candidat accordé à l’Ukraine et à la Moldavie
À l’issue d’une réunion du Conseil européen, les vingt-sept ont accordé le statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, mais pas à la Géorgie — suivant l’opinion formulée par la Commission européenne.
La question du temps est cruciale : comment envisager le court terme, le moyen terme et le long terme ? « Les trois temps sont liés », nous dit Tara Varma, « parce que la question qui continue de se poser, c’est celle de la vision stratégique que l’on a pour ce moment historique, et qui a mis les adhésions de l’Ukraine, puis de la Moldavie et de la Géorgie, au centre, alors qu’elles n’étaient pas du tout à l’agenda ».
Dans l’immédiat, la République tchèque, qui assure la présidence tournante du Conseil de l’UE pour six mois à partir du 1er juillet, devra assurer le suivi du dossier. S’en suivront des négociations sur les réformes attendues pour les pays candidats. Si la guerre en Ukraine représente une « révolution copernicienne », les débats de fond sur le futur de l’UE, c’est-à-dire élargissement ou approfondissement n’en sont pas pour autant tranchés, souligne Tara Varma.
« La proposition de Communauté politique européenne faite par Emmanuel Macron est intéressante parce qu’elle n’est pas censée se soustraire au processus d’élargissement. Et pour autant, pour que ce moment soit un moment fondateur, il faut avoir une v sion claire : des institutions et de l’UE que l’on veut, et du calendrier que l’on se donne pour l’adhésion éventuelle de ces pays. Il est impossible de négliger les candidats existants à l’adhésion, notamment dans les Balkans Occidentaux et qui sont de plus en plus frustrés par le processus d’adhésion ».
Les dirigeants des pays des Balkans Occidentaux ont exprimé leur frustration lors du sommet UE-Balkans le 23 juin. « Il y a une forme de mise en garde de leur part à l’Ukraine et à la Moldavie », note Tara Varma à propos de l’exercice de diplomatie publique des dirigeants de la région qui, à l’instar du Premier Ministre de l’Albanie Edi Rama au micro de Politico, se sont exprimés dans le cadre du Sommet. À ce stade, les vingt-sept ont seulement décidé qu’ils allaient accompagner les nouveaux pays vers l’adhésion, mais un marathon commence pour que ceux-ci soient prêts à intégrer l’UE et ne finissent pas dans une antichambre ad vitam aeternam. « Dans l’immédiat, le fait qu’une guerre fasse rage sur le territoire de l’Ukraine empêche d’envisager une adhésion rapide, mais il faut penser la question du timing en amont pour éviter de créer une frustration politique. Suivra une phase de reconstruction économique de l’Ukraine. Les chantiers vont être nombreux : transport, numérique, agriculture », nous dit Tara Varma.
La Commission européenne a pris fait et cause pour que le Conseil accorde le statut de candidat à l’Ukraine et la Moldavie.
« On a une Commission européenne qui assume son leadership. Sa profession de foi de 2019 était d’être une Commission géopolitique. Ursula von der Leyen incarne cette vision depuis la crise du COVID-19, qui a changé la donne et donné à la Commission une capacité à incarner un leadership politique que l’on voit à l’œuvre sur le sujet de la guerre en Ukraine. Mais il ne faut pas oublier que le compromis est au cœur de la machine européenne. Il y a une importante coordination en amont et la Commission n’aurait pas si résolument recommandé au Conseil d’accorder le statut de candidat à l’Ukraine et la Moldavie si elle avait su que la proposition ne faisait pas consensus ».
La consolidation européenne de l’OTAN
L’OTAN, naguère en état de « mort cérébrale » renait de ses cendres sur le continent européen. Alors que la Suède et la Finlande se portent candidats à l’adhésion et que des centaines de milliers de militaires supplémentaires doivent être déployés sur le territoire européen, les leaders des pays membres de l’OTAN se réunissent à Madrid les 28-30 juin. « Tout semble indiquer que la Suède et la Finlande intègreront rapidement l’OTAN. Cela veut dire que 23 pays de l’OTAN sur 30 feront partie de l’UE. 95% de la population couverte par l’OTAN sera située en Europe — c’est considérable », indique Tara Varma.
Faut-il pourtant considérer que la renaissance otanienne remet en cause les ambitions de développement de la défens européenne ? « Bien au contraire. Je pense que cela justifie d’autant plus que les Européens se coordonnent entre eux pour créer ce fameux pilier européen de l’OTAN, qui n’existe pas actuellement ». Le tournant allemand en matière de défense — ou Zeitenwende — avec la ligne budgétaire de 100 milliards d’euros, est un moment copernicien pour la défense européenne et l’OTAN à la fois.
Le Danemark, qui participe à l’OTAN, a récemment voté pour rejoindre la politique étrangère et de sécurité et de défense (PESC), mettant fin à leur opt-out. Pour Tara Varma, cela montre bien que l’OTAN et la PESC ne sont pas des voies mutuellement exclusives.
« L’UE n’est pas capable de faire aujourd’hui ce que fait l’OTAN. L’UE ne fera pas de défense territoriale collective, elle n’en est pas capable. Et de son côté, l’UE dispose d’outils importants sur le plan économique, pour permettre le développement d’une base industrielle et technologique de défense européenne et utiliser le levier commercial dans le cadre de sa politique de sanctions. Sur tous ces sujets, il n’y a pas de duplication des capacités otaniennes, mais une complémentarité indispensable aujourd’hui pour assurer la sécurité des Européens».
Au niveau européen, la guerre en Ukraine a prouvé la nécessité d’écouter des États membres que l’on avait parfois tendance à négliger.
« Les pays baltes et la Pologne se sont saisis du moment pour exercer un véritable leadership diplomatique. Ils avaient beaucoup alerté sur l’état de la menace russe, un pays dont ils connaissent intimement le fonctionnement politique et stratégique. La Russie est une menace existentielle pour les États Baltes et l’ensemble de l’Union européenne, ce que la Boussole Stratégique de l’UE reconnait. Il faut être capable d’accepter que les menaces d’autres États membres de l’UE sont nos menaces. D’un point de vue français, il est important de le reconnaitre si nous voulons avoir un soutien européen sur nos autres priorités stratégiques, telles que le Sahel ».
La proposition du président Emmanuel Macron de développer une Communauté politique européenne a une dimension géopolitique plus large. « On réfléchit aussi à moyen terme à réintégrer d’une certaine manière le Royaume-Uni, qui est un acteur diplomatique et militaire très important en Europe, dans des décisions qui concernent l’Union européenne ». Il y a là aussi un saut très important dans la capacité de l’UE à envisager des partenariats stratégiques en matière de sécurité et de défense avec des pays tiers. Cette coopération pourrait prendre forme dans le cadre d’un « Conseil de sécurité européen » proposé par Andrew Duff, un ancien député britannique au Parlement européen.
La Chine, rival systémique dans le viseur du G7 et de l’OTAN
Les chefs d’État et de gouvernement réunis en Allemagne pour le sommet du G7 ont annoncé la création d’un programme de financement d’infrastructure doté de 600 milliards de dollars : le Partnership for Global Infrastructure and Investment. Le plan est une version remaniée du Build Back Better World (B3W) annoncé lors d’une réunion du G7 en Juin 2021. Par ailleurs, le plan européen Global Gateway s’inscrira sous ce terme parapluie. En ligne de mire du G7 on trouve les Nouvelles Routes de la Soie, que les pays occidentaux veulent contrer.
« Il y a une vraie volonté politique de la part du G7 par rapport aux annonces précédentes, qui ne semblaient clairement pas à la hauteur pour contrer les ambitions chinoises en la matière », avance Tara Varma. Les routes de la soie sont critiquées pour l’endettement qu’elles font supporter à des pays déjà fortement endettés, et aux conditions politiques dont sont assortis ces prêts. « Dans un certain nombre d’États membres de l’UE, les Nouvelles routes de la soie constituent une forme de cheval de Troie, avec des pays hôtes d’investissements importants qui bloquent des résolutions concernant la Chine », note Tara Varma.
Si les changements de nom multiples du programme donnent l’impression d’un tâtonnement stratégique, l’effort transatlantique doit néanmoins être salué.
« En 2019, l’UE a qualifié la Chine comme rival systémique. Si l’on considère que cette rivalité existe, il faut être capable d’opposer à la Chine un plan qui soit structuré, ce qu’on n’avait pas été capables de faire jusqu’ici. Il faut encore voir comment ce programme sera mis en œuvre. C’est un bon début. »
L’Inde, partenaire commercial et stratégique
L’Union européenne et l’Inde ont engagé des négociations commerciales, après une longue période d’inertie sur le sujet. Dans le contexte actuel, ces négociations prennent inévitablement une coloration géopolitique. Cette « revitalisation » du dialogue UE-Inde et la remise en route des négociations commerciales remonte à la crise du COVID-19, alors que la Chine fermait son marché intérieur. Les 7-8 mai 2021, le sommet européen de Porto s’était doublé d’un rencontre UE-Inde qui proclamait l’avènement d’une « nouvelle ère » de coopération entre les « deux plus grandes démocraties du monde ». La guerre en Ukraine a pu sembler jeter un froid chez certains européens, l’Inde s’étant abstenue de condamner la Russie à l’ONU.
« On ne peut pas attendre de l’Inde de prendre fait et cause pour les Ukrainiens. Il y a déjà eu une évolution sémantique importante : l’Inde qualifiait au début la situation de crise, et parle maintenant de conflit. Sur la scène internationale, l’Inde cherche à maximiser ses intérêts. Elle est très dépendante de la Russie pour ses livraisons d’équipement militaire. La neutralité de l’Inde n’est donc pas très surprenante. Cependant, il faut noter que le logiciel indien reste celui du multilatéralisme, dans le cadre de partenariats stratégiques avec de nombreux pays. L’Inde est passée d’un statut pays non-aligné pendant la guerre froide à celui de pays multi-aligné , dans une logique de diversification des partenariats. Les Indiens utilisent eux-mêmes beaucoup la notion d’autonomie stratégique que l’on connaît bien ici en France ».
Le résultat des élections législatives françaises a fait craindre aux plus libre-échangistes en Europe que la France ne devienne un pôle d’opposition à de nouvelles négociations commerciales. Pour Tara Varma, il est peu probable que cela affecte les négociations en cours avec l’Inde. La dimension politique et stratégique de ces accords est reconnue, et il semble en effet y avoir un consensus sur la nécessité d’avancer.