Bonjour et bienvenue dans la Revue européenne du mardi, un condensé d'actualité européenne utile.
Entre normalisation et fragmentation, les dilemmes de la BCE
Le moment est “historique”, selon Christine Lagarde. Le 21 juillet, le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) a relevé les taux directeurs de la BCE de 50 points de base (0,5%) et annoncé la création du TPI, le Transmission Protection Instrument.
PERFECT STORM • La situation économique actuelle rend la tâche de la BCE d’autant plus difficile que la zone euro est construite de façon asymétrique — politique monétaire unique d’un côté, coordination des politiques économiques avec des transferts fiscaux limités et l’absence d’une capacité budgétaire centrale significative de l’autre.
La BCE doit assurer la normalisation de la politique monétaire sans entraîner la fragmentation des conditions de financement au sein de la zone euro — autrement dit, augmenter les taux sans déclencher de crise financière. Tout cela alors que l’euro est à son plus bas depuis vingt ans face au dollar et que la démission de Mario Draghi envoie les taux italiens vers des sommets.
Comme le résume Krishna Guha de Evercore dans les colonnes du FT :
“The combination of a brewing giant stagflationary shock from weaponised Russian natural gas and a political crisis in Italy is about as close to a perfect storm as can be imagined for the ECB”.
NORMALISATION • L’augmentation des taux — 50 points de base — est supérieure à celle qui avait été annoncée (25 bps) à Amsterdam en juin. Elle envoie un signal aux marchés que la BCE est véritablement prête à combattre l’inflation au sein de la zone euro, qui atteint 8,6% en juin, en glissement annuel.
Il s’agit de la première hausse de taux depuis 2011, mettant fin à une période exceptionnelle de taux négatifs. Aux États-Unis, la Fed a déjà plusieurs fois augmenté les taux d’intérêt qui sont désormais fermement ancrés en territoire positif, ce qui accroît l'attractivité du dollar — qui fait déjà office de valeur refuge en temps d’incertitude macroéconomique.
L’inflation au sein de la zone euro, qui concerne principalement l’énergie et les produits alimentaires, est entretenue par la baisse de l’euro face au dollar. L’euro est brièvement passé sous la parité avec le dollar avant la hausse des taux par la BCE.
Les livraisons de gaz russe via Nord Stream I, de nouveau limitée par la Russie, pourraient également contribuer à cette dynamique de récession et d’inflation. Enfin, cette hausse plus importante qu’annoncée reflète la confiance de la BCE dans sa capacité à gérer la divergence des coûts de financement au sein de la zone euro avec son nouvel outil, le TPI.
La hausse n’a pas fait l’unanimité au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE.
Premièrement, la probabilité d’une récession reste élevée. Si l’Allemagne plonge en récession du fait de l’impact considérable de la crise énergétique sur ses finances, elle entraînera de nombreux pays de la zone euro avec elle.
Deuxièmement, la hausse des taux n’est pas vécue de la même manière partout. L’Italie (150% de dette sur PIB) se serait sans doute passée d’une hausse plus importante qu’annoncée, là où certains pays baltiques, comme l’Estonie où l’inflation a atteint plus de 20%, attendaient une réaction ferme de la BCE.
FRAGMENTATION • L’augmentation uniforme des taux d’intérêt n’a pas les mêmes effets dans tous les pays de la zone euro, qui conservent une politique fiscale et un marché obligataire propres. Une hausse des taux d’intérêt est plus délicate à 150% qu’à 60% de dette sur PIB.
Mais la principale crainte est que l’impact différencié que de cette hausse de taux mine la confiance des marchés financiers dans la dette des pays les plus exposés, ce qui se traduit par un creusement des spreads, l’écart entre le taux d’intérêt auquel les pays sûrs (Allemagne) et les moins sûrs (Italie) se financent sur les marchés obligataires.
Par son endettement (150% du PIB) et son instabilité politique chronique, l’Italie est un maillon faible de la zone euro, et très exposée à une hausse des spreads. La démission de Mario Draghi et l’organisation d’élections anticipées en septembre pèse sur les marchés financiers qui demandent déjà une rémunération plus élevée. Après l’annonce de la hausse des taux, les obligations italiennes à 10 ans étaient à 3,7%, soit un écart de plus de 2,3% avec l’Allemagne.
TPI 101 • En mars 2020, Christine Lagarde avait déclaré que la BCE n’avait pas mission de fermer les spreads, ce qui avait causé une envolée des taux d’emprunt italiens dans un contexte de début de pandémie de Covid-19. Le lancement du TPI vient désormais consacrer le fait que la BCE a pour mission de fermer les spreads. Le Conseil des gouverneurs est parvenu à l’unanimité pour le vote du TPI.
Le TPI, Transmission Protection Instrument, permettra à la BCE d’intervenir pour contrer des hausses soudaines des taux d’intérêt de certains pays de la zone euro, via des achats d’actifs publics sur le marché secondaire.
“The TPI will be an addition to our toolkit and can be activated to counter unwarranted, disorderly market dynamics that pose a serious threat to the transmission of monetary policy across the euro area. By safeguarding the transmission mechanism, the TPI will allow the Governing Council to more effectively deliver on its price stability mandate”
— Communiqué de presse, BCE
Le TPI s’ajoute aux outils monétaires de crise déjà développés par la BCE : OMT et PEPP. En 2020, la BCE a lancé le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP), des achats d’actifs pour lutter contre les effets économiques de la pandémie de Covid-19. Certains s’étaient prononcés pour une utilisation des flexibilités prévues dans le cadre du PEPP plutôt que de développer un nouvel instrument face à la situation actuelle.
WHATEVER IT TAKES • La BCE n’a pas donné de limite aux achats d’actifs qu' elle pourrait effectuer, ceux-ci devant cependant être proportionnés face à l’objectif recherché.
“The ECB is capable of going big”, a déclaré la présidente de la BCE, mettant ses pas dans ceux de Mario Draghi, dont le “whatever it takes” avait suffi à calmer les marchés financiers le 26 juillet 2012.
En 2012, alors que le sud de l’Europe était frappé de plein fouet par la crise de la zone euro, la BCE a mis en place ses Outright Monetary Transactions (OMT) qui permettait le rachat illimité d’actifs par la BCE. Avec ces mots, Mario Draghi rendait crédible l’intervention de la BCE en dernier ressort, et l’OMT n’a finalement même pas eu à être activé.
La citation — souvent tronquée — du “whatever it takes” omet que la BCE agit toujours “dans le cadre de son mandat”. Christine Lagarde, dont le “the ECB is capable of going big” fera date dans l’histoire économique de la zone euro, précise bien que toutes ces interventions sont strictement encadrées.
Cela n’empêchera sans nul doute à des universitaires allemands de contester, comme à leur habitude, le bien-fondé juridique de ce nouvel instrument monétaire devant les juridictions allemande et européenne, comme dans le cas des plans OMT et PSPP.
La BCE précise que l’outil vise à assurer la bonne transmission de la politique monétaire, rendue plus difficile lorsque les taux d’intérêt divergent au sein de la zone euro. Pour que la BCE intervienne, il faudra que le pays concerné voit ses conditions d’emprunt évoluer sans rapport avec ses fondamentaux économiques — en clair lorsque des attaques spéculatives ont lieu.
Les achats d’actifs seront conditionnels au respect par le pays concerné des règles européennes en matière de déficit public et de politique macroéconomique, en ligne avec les conditions d’obtention des fonds du plan de relance Next Generation EU.
Pas question donc pour l’Italie de jeter aux orties les réformes promises par Mario Draghi à la Commission européenne dans le cadre de NGEU, car la BCE ne sera pas là pour sauver une coalition réfractaire aux réformes de l’inquiétude des marchés — le coût serait exorbitant pour l’Italie.
OUTIL POLITIQUE ? • La ligne de démarcation est fine entre ce qui relève des “fondamentaux économiques” d’un pays et ce qui n’en relève pas, entre ce qui est “disorderly and unwarranted” et ce qui ne l’est pas. En conférence de presse, Christine Lagarde a indiqué que de “multiples indicateurs” seraient pris en compte, sans préciser lesquels.
Comme l’explique Shahin Vallée dans Geoeconomics :
“This is a more difficult question because the ECB has been careful to avoid drawing a line in the sand that would be the object of immediate speculation. Instead, it is referring only to disorderly and unwarranted market dynamics (ie. volatility, second moment rather than spread levels) stressing that it considered current conditions as NOT warranting an intervention. The problem here is that despite the formulation, this will invite markets to test what disorderly and unwarranted means?”
Autre réflexion intéressante, par Philippa Sigl-Glöckner de Dezernat Zukunft dans le FT :
“The current institutional set-up thus muddies the waters: to pursue its mandate, the ECB must address spreads. But addressing spreads has fiscal consequences. In particular, in addressing spreads, the ECB effectively decides which member states benefit from the privilege of sovereign borrowing, under what conditions and at which price. That is a deeply political issue, on which a technocratic, non-elected body is ill-suited to pronounce”.
Cela laisse planer un doute quant à la l’utilisation du TPI. Quid si les taux italiens augmentent en raison d’incertitudes politiques ? Le marché ne fait que refléter l’incertitude quant à la politique économique du pays, et la BCE devrait laisser le marché intégrer ce risque dans son pricing des obligations italiennes.
C’est ce qu’a laissé entendre Christine Lagarde en conférence de presse:
“Political matters are for the democratic process of each and every member state, and that is certainly the case for the country that you are referring to. Differences in local financing [conditions] can legitimately arise” — Christine Lagarde
Nos lectures de la semaine
Dans la rubrique opinion du FT, Philippa Sigl-Glöckner, fondatrice du think-tank Dezernat Zukunft, alerte quant aux conséquences fiscales pour les États membres du lancement du TPI.
Shahin Vallée se penche dans Geoeconomics le lancement du TPI par la BCE, qui selon lui fait de l’institution de Francfort le juge ultime de la soutenabilité de la dette des États de la zone euro et nous éclaire sur la géopolitique interne de la BCE.
Un rapport de l'European Stability Initiative déplore la "course de tortues" qu'est devenue la procédure d’adhésion à l'UE pour les États des Balkans. Il appelle l'Europe à prouver le sérieux de ses intentions en donnant accès au marché unique à tout pays qui remplit les critères liés à la démocratie et à l'État de droit.
Dans une note publiée pour l’IFRI, Patricia Commun revient sur la situation critique à laquelle l’industrie allemande fait face dans un contexte de crise énergétique qui, si elle perdure, pourrait considérablement l’affaiblir.
La newsletter de cette semaine a été rédigée par Maxence de La Rochère et Thomas Harbor. À mardi prochain!