Interview | Airbus, le futur de la défense européenne et l'environnement
Une conversation avec Nathalie Errard
A l’issue d’une séquence internationale importante marquée par un Conseil européen et un sommet de l’OTAN à Madrid fin juin, la question de la défense européenne est à nouveau au centre de l’attention. Mais pour un constructeur européen majeur comme Airbus, cela ne fait pas disparaître les objectifs climatiques fixés par la Commission européenne.
Thomas Harbor et Battiste Murgia en ont discuté avec Nathalie Errard, Senior Vice-President et directrice affaires européennes et OTAN chez Airbus.
Alors que la guerre est aux portes de l’Europe, les appels à une Europe de la défense se multiplient. Quelles sont les réponses apportées par Airbus et quelles sont les pistes envisagées pour l’avenir ?
Airbus est surtout connu pour sa place de numéro 1 mondial de l'aéronautique commercial. Nous sommes aussi le premier industriel dans la défense au sein de l’Union européenne. Dans ce domaine, notre marque de fabrique, ce sont les grands programmes militaires aéronautiques et spatiaux réalisés, comme dans le civil, en coopération: A400M, Eurofighter, Hélicoptères Tigre et NH90, Satellites d'observation Helios,...
Nous sommes par conséquent, en tant qu'industriel, un contributeur à l'Europe de la défense. Nous fournissons aux armées européennes des capacités militaires critiques partagées. Nous avons naturellement l'ambition de voir ces coopérations s'étendre, en particulier aux futurs grands projets capacitaires que des États européens entendent lancer en commun pour moderniser l'équipement de leurs forces. Le Système de Combat Aérien du Futur (SCAF) en est l'exemple le plus emblématique.
La boussole stratégique de l’UE, récemment adoptée, constitue une feuille de route pour orienter l’action extérieure de l’Union européenne pour les dix prochaines années. Elle entend favoriser l’investissement dans les capacités de défense des États membres et renforcer la coopération entre les pays de l’Union. Quel rôle Airbus compte-t-il jouer dans ce cadre ?
Nous sommes un acteur industriel important, le plus important au sein de l’UE dans la défense, mais notre rôle, en tant qu'entreprise, est d'abord de répondre aux attentes de nos clients dans ce domaine, en l'occurrence les forces armées des États membres. De ce point de vue, la Boussole stratégique fixe des orientations qui sont pour nous à la fois utiles et bienvenues. D'une part, elle a pour ambition de dresser la liste des priorités capacitaires partagées par les Etats membres et donc, d'une certaine façon, d'harmoniser la demande. D'autre part, elle privilégie, à travers différents outils incitatifs, les acquisitions en commun et la coopération sur les nouveaux programmes. Suivies d'effet, ces recommandations permettent à Airbus de tirer le meilleur parti d'une perspective de marché élargie et de son savoir-faire en matière de coopération multinationale.
Outre la diversification et la sécurisation des approvisionnements énergétiques, le Conseil européen du 30 et 31 mai a conduit les Etats membres à conclure à l’urgence à mettre en place des mesures pour coordonner les besoins à très court terme dans le domaine de la défense et renforcer les capacités industrielles européennes de défense. Comment Airbus entend-il jouer un rôle dans ce cadre?
Pour des raisons évidentes, la guerre en Ukraine a eu un impact conséquent sur les réflexions et les initiatives concernant l'Europe de la défense, avec un sentiment d'urgence davantage partagé. A l'instigation du Conseil des chefs d'État et de gouvernement, et dans le sillage de la Boussole stratégique, la Commission européenne a fait plusieurs propositions pour favoriser une réponse coordonnée aux besoins capacitaires les plus urgents. Ces derniers concernent dans l'immédiat la livraison d'équipements à l'armée ukrainienne et leur remplacement dans les stocks des États membres qui les ont fournis. Nous nous tenons bien entendu prêts à répondre à ces demandes de court terme mais, en tant que premier acteur européen de la coopération industrielle de défense, nous attendons aussi la mise en œuvre d'instruments communautaires venant prolonger, dans le domaine des acquisitions, les incitations du Fonds européen de défense (qui finance la recherche et le développement).
Comment avance le projet d’avion SCAF, le système de combat aérien du futur, programme lancé par la France, dans le cadre d’une coopération avec l’Allemagne et l’Espagne pour succéder au Rafale et à l’Eurofighter ? Le PDG de Dassault Aviation déplore que les filiales espagnoles et allemandes d’Airbus tardent à trouver des points d’accord sur la répartition des tâches : y aura-t-il du retard dans la réalisation du standard initial, normalement prévu pour 2040 ?
Le SCAF est un projet lancé par la France et l'Allemagne, puis rejoint par l'Espagne. Il y a effectivement une divergence d'interprétation entre nous et Dassault sur la manière de mener une coopération industrielle. Si l'on reste dans un bras de fer pour définir qui aura le pouvoir, on risque de ne pas sortir de l'impasse. Chaque constructeur aéronautique a son histoire: Dassault a toujours réalisé seul ses avions de chasse quand Airbus l'a toujours fait en coopération. Il faut trouver le juste milieu. Force est de constater que ni le Rafale, ni l'Eurofighter n'ont été assez forts pour contrer l'implantation du F35 américain sur le marché européen. Demain, ce sera pire, au vu de la différence des budgets militaires américain et européen. Si nous voulons une offre et une industrie européennes, il faut surmonter les méfiances pour trouver une solution gagnante pour tous. Ceci est précisément ce qui constitue l'ADN d'Airbus.
Au vu des résultats exceptionnels d’Airbus cette année et du renforcement de sa position face à son concurrent Boeing, fragilisé avec son 737-max toujours au sol en raison de problèmes techniques, comment voyez-vous l’avenir ? Y a-t-il un projet en particulier que l’entreprise compte valoriser ?
Les années à venir promettent d'être passionnantes mais comportent également leur part de défis, avec une attention majeure portée sur la décarbonation du secteur de l'aviation. Cette transformation nécessitera un effort sans précédent tant en matière d'innovation que d'investissement. L'intelligence artificielle, la digitalisation, le vol autonome et l'utilisation de nouvelles sources d'énergie et de nouveaux systèmes de propulsion vont transformer la façon dont les avions sont conçus, développés, pilotés et entretenus.
Il n'est pas exagéré de dire que nous sommes aux prémices d'une révolution qui changera à jamais le visage de notre industrie. Pour notre part, nous sommes pleinement engagés à mener activement la décarbonation du secteur aérospatial. Nous sommes conscients de la responsabilité qui nous incombe dans le développement d'une aviation neutre sur le plan climatique pour l'avenir et nous voyons cela comme une opportunité.
Dans le cadre du Green Deal, l’Union européenne s’est fixée comme objectif de réduire l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre des transports de 90 % en 2050. Comment Airbus entend atteindre ces objectifs climatiques ?
Airbus, dans son rôle de leader de la décarbonation de l’industrie aéronautique, s'est associé aux principaux acteurs industriels du secteur aéronautique européen pour établir une feuille de route (Destination 2050 - Objectif zéro émission pour l’aviation) visant à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050 et à réduire les émissions de CO2 des vols européens de 55 % d'ici 2030, contribuant ainsi fortement à l'ambition climatique à moyen et long terme de l'UE.
À très court terme, le remplacement de la flotte peut apporter des avantages immédiats en matière de rendement énergétique. Aujourd'hui, seul 13 % de la flotte mondiale est constituée d'appareils de dernière génération tels que l'A320 NEO et l'A350, alors que ces appareils modernes - les plus avancés rejettent jusqu'à 25 % d'émissions de CO2 en moins que la génération précédente d’appareils. À court et à moyen terme, le déploiement accéléré des carburants d'aviation durables (SAF) sera très important. À plus long terme, pour la prochaine génération d'avions, nous devons mettre l’accent simultanément sur plusieurs enjeux énergétiques et technologiques — notamment les moteurs hybrides-électriques, les carburants alternatifs, les améliorations apportées aux ailes et aux cellules et les technologies de l'hydrogène — tout en favorisant le développement d'un nouvel écosystème énergétique.
Ces changements nécessiteront d'aligner l'ensemble des parties prenantes associées à l'écosystème. À ce titre, nous pensons que le lancement de l'Alliance pour l'aviation zéro émission, récemment annoncée par le commissaire Breton, est un signal très positif et opportun pour le personnel politique et l'ensemble des acteurs publics et privés, démontrant que nous sommes tous confiants et favorables à la prochaine génération de produits et services d'aviation durable. L'Alliance rassemblera tous les acteurs du futur écosystème de l'aviation propre, identifiera les obstacles et formulera des recommandations sur la manière de les éliminer, en alignant les besoins de l'industrie, des compagnies aériennes et des aéroports, tout en coordonnant les investissements par le biais des PIIEC (les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun).
En l’état actuel de la conjoncture (inflation, chaînes de valeur ralenties, instabilité liée à la guerre en Ukraine) Airbus pourra-t-il tenir les délais qu’il s’est fixé pour le développement du moteur à hydrogène ?
Malgré les différentes crises auxquelles l'industrie aéronautique est confrontée, nous restons attachés à la décarbonation de notre secteur. Nous considérons l'hydrogène comme l'une des technologies à zéro émission les plus prometteuses. Airbus prévoit de mettre en service un avion à hydrogène à zéro émission d'ici 2035. Dans un premier temps, cela sera limité aux petits avions, mais si la propulsion à l'hydrogène fonctionne pour les avions à courte portée, il sera progressivement possible de l'étendre aux avions long et moyen courrier. Cela signifie que nous serons bientôt en mesure de voler sans émissions, avec un impact minime sur l'environnement, et avec des niveaux de fiabilité et de sécurité inégalés dans le secteur des transports.
Pour y parvenir, Airbus collabore avec des partenaires industriels sur un démonstrateur de vol qui contribuera à définir les exigences du système de propulsion à hydrogène pour atteindre un niveau de maturité technique. Parallèlement, Airbus s'associe à des compagnies aériennes et à des aéroports du monde entier (en tant que hubs pour l’hydrogène) pour évaluer l'écosystème et , afin de garantir l'infrastructure et la disponibilité de l'hydrogène à faible teneur en carbone.
Mais nous devons également tenir compte des investissements élevés que cette transformation exige, à un moment où l'impact de la crise se fait encore sentir. C'est pourquoi nous avons également besoin du soutien des institutions européennes et nationales et de la mise en œuvre de certains mécanismes de financement ou d'incitations. Le soutien à la R&D est essentiel, de même qu'un cadre réglementaire favorable.
Jeudi 2 juin, le projet de règlement “Carburants d’aviation durables”, dit ReFuelEU Aviation, a été adopté par le Conseil. Il vise à remplacer le kérosène d’origine pétrolière par des carburants d’origine non-fossile. Bien que considérés comme le principal outil de décarbonation pour les vingt prochaines années, selon la FNAM (fédération nationale de l’aviation et de ses métiers), leur production et utilisation restent en effet marginales en Europe. Comment Airbus entend-il inscrire son action en faveur du développement de carburants durables ?
La feuille de route Destination 2050 montre clairement qu'après les progrès technologiques, ce sont les carburants d’aviation durables (SAF) qui permettent la réduction la plus importante des émissions de CO2. Les avions Airbus de dernière génération sont déjà capables de voler avec 50 % de SAF, ce qui représente une réduction supplémentaire de 40 % des émissions, en plus des 25 % prévus pour le renouvellement de la flotte.
Nous nous efforçons de rendre nos appareils capables d'utiliser 100 % de SAF d'ici 2030, ce qui représente une réduction des émissions de 80 %. En parallèle, nous nous associons à un certain nombre de compagnies aériennes et de producteurs de carburant dans le monde pour soutenir la mise en œuvre des SAF par le biais de projets régionaux, et nous soutenons les travaux de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) visant à harmoniser et à faciliter le déploiement des SAF au niveau mondial.
À ce titre, l'initiative RefuelEU Aviation de l'UE est bien accueillie ⎼ Airbus soutient la volonté de stimuler la production et l'adoption des SAF afin de garantir leur disponibilité à grande échelle et à faible coût à moyen et long terme. Nous avons également besoin d'incitations fortes pour la montée en puissance des SAF. Des études récentes, y compris celles du Forum économique mondial, indiquent qu'un objectif ambitieux à l’horizon 2030 est réalisable avec le cadre politique et d'investissement approprié pour augmenter la production et les capacités. Une telle ambition à l’horizon 2030 assurerait une transition plus facile vers les objectifs ultérieurs fixés dans le cadre de l'initiative RefuelEU Aviation. Elle permettrait également de mieux répartir dans le temps les investissements et, par conséquent, la mise en place de nouvelles capacités de production de SAF en Europe.