Dans un des arrêts les plus attendus de l’année, le Tribunal de l’Union européenne (TUE) a confirmé mercredi dernier l’amende de 2,42 milliards d’euros infligée à Google en 2017 par la Commission — voir ici le communiqué de presse et décision du TUE. Nous en avons parlé avec Thibault Schrepel.
Docteur en droit, Thibault Schrepel est professeur associé à l’université VU Amsterdam où il dirige le Amsterdam Law & Technology Institute. Il a fondé le projet computational antitrust au centre CodeX de l’université de Standford. Spécialiste de droit de la concurrence et de nouvelles technologies, il est l’auteur de Blockchain + Antitrust : The Decentralization Formula (2021)
Que change cet arrêt pour la définition des abus de position dominante en droit de la concurrence ? Une extension importante du champ d’application de l’article 102 TFUE est-elle envisageable suite à Google Shopping ?
En écartant Amazon du marché pertinent, l'arrêt vient confirmer la jurisprudence constante : seuls les substituts sont intégrés, sous entendu, les compléments ne le sont pas. Je m'interroge sur le bien-fondé de cette logique.
D'un côté, il n'existe pas de méthodologie permettant d'intégrer tous les compléments et je comprends ainsi la nécessité d'utiliser des outils théoriques constants.
De l'autre, refuser de prendre en compte la pression concurrentielle exercée par Amazon sur Google Shopping au motif que le business model est différent me semble un peu court. Si Google Shopping proposait effectivement des prix du double de ceux d'Amazon, pour les mêmes produits, il est bien évident que les utilisateurs se reporteraient sur Amazon et autres services concurrents.
Avec la notion de “facilité quasi-essentielle” (§224), l’arrêt Google Shopping marque-t-il le début d’une nouvelle doctrine des facilités essentielles, ou a minima une nouvelle façon d’envisager le concept ?
Le Tribunal introduit un concept nouveau : la presque facilité essentielle (celle dont “les caractéristiques (...) la rapprochent d’une facilité essentielle”).
Il assigne une obligation de neutralité sur cette base, relevant qu'elle s'applique aux systèmes ouverts et non pas aux "autres infrastructures visées dans la jurisprudence et constituées par des actifs corporels (systèmes de distribution de la presse) ou incorporels (droits de propriété intellectuelle) dont la valeur est fonction de la capacité de leur propriétaire à s’en réserver l’usage exclusif".
Cette obligation est donc limitée. Je la comprends pour une facilité essentielle, et je la comprends presque pour une presque facilité essentielle.
Quelles conséquences peut on entrevoir concernant les nombreux contentieux qui opposent la Commission européenne et Google, notamment l’investigation en cours concernant la publicité en ligne ? Et concernant les autres géants américains de la tech, on pense à Facebook Marketplace ou Apple Music ? Cet arrêt pourrait-il changer la donne pour le Digital Markets Act, actuellement en cours de discussion ?
Les pratiques visées dans cet arrêt sont couvertes par le DMA. Cela confirme que le DMA vise, en partie au moins, des pratiques de droit de la concurrence en dépit de l'affirmation de la Commission — le DMA “aims at complementing the enforcement of competition law”.
Dans la mesure où aucune justification objective ne peut être apportée aux pratiques visées dans le DMA, j'ai du mal à concevoir que le contentieux n'y migre pas. Dans le même temps, le Tribunal précise que le contrefactuel en droit de la concurrence constitue “un exercice aléatoire, voire impossible, si ce scénario contrefactuel n’existe pas dans la réalité pour un marché ayant au départ des caractéristiques voisines du ou des marchés dans lesquels ces pratiques ont été mises en œuvre”.
Ainsi, nous dit le Tribunal, “la Commission ne saurait être tenue, spontanément ou pour répondre à une analyse contrefactuelle avancée par l’entreprise mise en cause, d’établir systématiquement un scénario contrefactuel". Une simple analyse des effets potentiels est suffisante.
En bref, on réduit la charge de la preuve de toutes parts, que ce soit avec le DMA ou cet arrêt du Tribunal qui vient préciser l'obligation des autorités. Cela aura un effet tout à fait direct sur le contentieux européen — bien plus, à mon sens, que l'obligation de neutralité qui est cantonnée à ces presque facilités essentielles. Je préférerais, à l'inverse, que les autorités renforcent leur arsenal de détection et d'analyse des pratiques afin d'augmenter leur compréhension des marchés, d'où le Computational Antitrust Project.
Nos remerciements à Ambroise Simon, Bérangère Maurier, Nabil Lakhal, et Thomas Harbor pour la préparation de cet entretien.