Cet article vous est proposé en partenariat avec le cabinet de communication stratégique CommStrat.
Depuis plusieurs mois, le débat s’intensifie autour d’une question complexe : les Big Tech devraient-ils contribuer au financement des infrastructures de réseaux en Europe ? Ce sujet a fait l’objet d’une table ronde organisée sous l’égide du Mouvement européen en partenariat avec le cabinet de communication stratégique CommStrat, le 29 novembre à la Maison de l’Europe de Paris.
“Si le sujet du partage des coûts revient sur le devant de la scène aujourd’hui, le débat n’est pas nouveau. En France, des discussions très rugueuses du même type ont eu lieu il y a quelques années”, rappelle Alexandre Archambault, avocat spécialisé en droit du numérique.
En mai, la publication d’une étude d’Axon Partners par la European Telecommunications Network Operators’ Association (ETNO) a ravivé les questionnements sur le sujet. Selon l’étude, un petit nombre de fournisseurs de services — Google, Facebook, Netflix, Apple, Amazon et Microsoft, pour ne pas les nommer — représente 55% du trafic internet au sein de l’UE, sans pour autant contribuer au financement des infrastructures de réseaux. Alors que la Commission européenne s’est fixée pour objectif de parvenir à une connectivité giga avec la 5G et la fibre optique partout en Europe d’ici 2030, l’ETNO estime que sans les contributions des Big Tech, les investissements se feront à perte. Ils demandent donc aux Big Tech de payer une “part équitable” du coût des réseaux.
Devant la pression des opérateurs télécoms, la Commission proposé une large consultation des acteurs du numérique pour début 2023. “En Europe, tous les acteurs du marché bénéficiant de la transformation numérique devraient apporter une contribution juste et proportionnée aux biens, services et infrastructures publics, au profit de tous les Européens", a déclaré Thierry Breton en septembre. Les propos du commissaire européen pour le marché intérieur n’ont pas manqué d’inquiéter les entreprises du numérique, qui remettent notamment en question les résultats de l’étude de l’ETNO.
“Les chiffres de l’ETNO laissent l’impression qu’à chaque fois qu’un bit de données est envoyé sur un réseau, il y a un coût pour l’opérateur. Or, ce n’est pas aussi simple : les réseaux ont des coûts fixes très importants, et font l’objet d’importantes économies d’échelle. Il y a donc une grande quantité de coûts qui ne varient pas avec le trafic sur les réseaux”, explique David Abecassis, partner au sein du cabinet de conseil Analysys Mason. En octobre, l’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (BEREC) a d’ailleurs publié un papier critique envers l’approche de l’ETNO, expliquant que “le coût des mises à niveau du réseau nécessaires pour gérer un volume accru de trafic IP est très faible par rapport au coût total du réseau”.
De leur côté, les Big Tech font valoir qu'elles ont déjà contribué à leur juste part à l'amélioration du réseau. Selon un rapport d'Analysys Mason commandé par la CCIA et DOT Europe, les entreprises technologiques investissent environ 22 milliards d'euros par an dans l'infrastructure internet européenne, ce qui permet aux grands opérateurs de télécommunications et aux autres fournisseurs de services internet d'économiser environ 950 millions d'euros par an en frais de réseau et de transit. Le rapport souligne également que si le trafic réseau mondial a augmenté de plus de 160 %, les coûts liés au réseau pour les fournisseurs de services internet n'ont augmenté que de 3 % entre 2018 et 2021.
Au-delà des débats sur la pertinence d’une contribution financière de la part des Big Tech — contribution qui pourrait fonctionner comme une sorte de “péage” pour utiliser les réseaux — certains acteurs s’inquiètent de potentiels effets pervers sur l’économie. Selon Bruno Veluet, Président de l’Association des opérateurs télécoms alternatifs (AOTA), “l’instauration d’un péage pourrait nuire à l’innovation et constituer une forme de barrière à l’entrée pour les nouveaux acteurs du numérique. Au niveau international, un effet domino pourrait mener à des régulations dans d’autres pays en retour, ce qui pourrait désavantager les concepteurs de services européens”.
Certains craignent notamment que l’expérience sud-coréenne en la matière se reproduise en Europe. Longtemps considérée comme un exemple en termes de connectivité, la Corée du Sud a instauré en 2016 une taxe pour les fournisseurs de services sur le réseau sud-coréen. Les effets de cette taxe ont été largement négatifs : la taxe étant proportionnelle à la taille des données envoyées sur le réseau, certains fournisseurs de services ont volontairement réduit la qualité de leur contenu vidéo. Les Sud-Coréens ont également assisté à un déclin dans la diversité des contenus en ligne, la taxe représentant une barrière à l’entrée pour de nombreux fournisseurs de services. “Aujourd’hui, la Corée du sud a certes la meilleure couverture fibre et 5G du monde mais la pire latence des pays de l’OCDE : à cause de ces péages, les sites et notamment les serveurs Netflix ont dû être délocalisés au Japon, et cette distance limite la qualité vidéo”, explique Thomas Volmer, directeur monde de la politique des contenus de Netflix.
Le débat s’est également cristallisé autour du principe de la neutralité du net, selon lequel les flux de données envoyés sur les réseaux doivent être traités par les opérateurs de manière impartiale, sans tenir compte de leur contenu, de leur source ou leur de destination. D’une part, imposer une taxe aux fournisseurs de services signifierait que l'accès au réseau est réservé à certaines entreprises capables de payer la taxe. D’autre part, une contribution trop élevée des Big Tech aux infrastructures pourrait remettre en question la neutralité des réseaux. Sur ce sujet, le député Christophe Grudler se veut néanmoins rassurant : “Il ne faut pas s’inquiéter outre mesure. Le Parlement européen est un fervent défenseur de ce principe fondamental qu’est la neutralité du net. Ce principe ne doit pas empêcher l’UE de se poser des questions sur les coûts des réseaux de financement”. À l’inverse, Giuseppe de Martino, ancien Directeur Général de Dailymotion, estime que les risques sont réels : “La première attaque à la net neutrality en Europe occidentale, on l’a vécue lorsque les abonnés à Dailymotion n’ont plus pu se connecter au service après qu’un opérateur télécoms a bloqué l’accès de Dailymotion au réseau, à cause de problèmes sur la négociation d’un contrat de peering”.
En filigrane, c’est bien de la relation entre les télécoms et les fournisseurs de services dont il est question. Aux arguments des télécoms, les Big Tech ne cessent de rappeler que le contenu qu’ils proposent bénéficie aux opérateurs en stimulant la demande pour une connexion internet de meilleure qualité. “Les consommateurs abonnés à des services à la demande sont souvent aussi ceux qui souscrivent à de meilleures vitesses internet”, explique Thomas Volmer. Giuseppe de Martino rappelle également qu’une grande partie des dépenses des plateformes de contenu vont dans des contrats de peering et de transit avec les opérateurs télécoms.
Du côté des pouvoirs publics, d’autres priorités sont évoquées. Selon Mireille Clapot, députée et présidente de la CSNP (Commission Supérieure du Numérique et des Postes), “Il y a certes un intérêt croissant pour le divertissement, mais également un intérêt public grandissant autour de la numérisation de certains services comme le télétravail ou encore la médecine, et il n’est pas certain que le marché seul parvienne pas à satisfaire l’intérêt général”. La couverture internet de tous les citoyens est au centre des préoccupations des pouvoirs publics. En 2019, seuls 86% des citoyens européens disposaient d’une connexion internet. “Parvenir à fournir internet aux 14% restants est coûteux : les populations qui constituent ces derniers pourcentages sont généralement localisées dans des zones géographiques difficiles d’accès, et où le modèle économique des entreprises privées n’est pas toujours rentable”, explique le député européen Christophe Grudler. Ce constat pourrait justifier une contribution de la part des fournisseurs de contenu.
Mireille Clapot et Christophe Grudler soulignent un autre sujet d’importance majeure. Alors que l’UE est déterminée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 55% d’ici 2030, l’empreinte carbone du numérique ne saurait rester une préoccupation secondaire. “Le marché actuel des télécoms ne prend pas suffisamment en compte l’aspect environnemental. Plus la consommation est élevée sur la bande passante, plus l’énergie consommée est élevée”, explique Christophe Grudler. Partager le coût des infrastructures de réseau avec des acteurs qui utilisent la bande passante pourrait permettre de responsabiliser ces derniers sur l’utilisation même de cette bande passante, estime le député européen. Pour Emmanuel Gabla, membre du collège de l’Autorité de régulation des communications électroniques (ARCEP) et vice-président du BEREC, l’explosion des usages numériques nécessite une réflexion en profondeur : “se poser la question de la croissance sans fin des usages n’est pas illégitime, particulièrement dans un contexte où les impératifs environnementaux deviennent de plus en plus prégnants”, explique le membre de l’ARCEP, soulignant également la difficulté de mesurer l’impact précis des télécoms — sujet sur lequel l’ARCEP et le BEREC travaillent activement.
Après le DSA et le DMA, la possibilité d’une nouvelle réglementation peut paraître désarçonnante. “Est-ce qu’il n’y aurait pas, derrière ces régulations qui pointent les grands acteurs du numérique, un sujet de compétitivité européenne sur l’audiovisuel ?”, explique Patrick Amouzou. “L’Europe est parvenue à propulser Airbus, qui est maintenant le numéro 1 mondial de l'aéronautique civil. Si l’Europe avait ses champions de l’audiovisuel à elle, ne serait-elle pas moins inquiète sur le sujet ?”, avance l’avocat. Alexandre Archambault partage cette position, et met en garde contre “la tentation de vouloir rattraper un retard à travers des réglementations qui ne feront que le jeu des acteurs systémiques ayant les ressources pour pouvoir absorber ce choc”. Il estime également que l’UE dispose déjà des instruments juridiques afin de régler la question.
Devant l’ampleur du débat, il convient de rappeler que la Commission européenne n’a encore fait aucune proposition législative. La consultation du début de l’année 2023 devra impliquer l’ensemble des acteurs de l’écosystème du digital. “Pour le moment, il n’y a aucune forme d’unanimité”, rappelle Thomas Volmer de Netflix. Les participants à la table ronde insistent sur l’importance de consulter toutes les parties prenantes et d’assurer une bonne qualité dans les échanges. Dans l’éventualité d’une nouvelle régulation, il faudra également assurer la question de son adaptabilité aux futures évolutions technologiques, tout en gardant une vision à 360° sur le sujet, rappelle Patrick Amouzou. L’identification des financements actuels est également un point central, afin que les parties prenantes puissent s’engager dans un débat constructif.
Une chose est certaine, la question de la contribution des Big Tech aux infrastructures de réseaux est complexe. “Rassembler les acteurs du numérique et échanger sur ces sujets le plus en amont possible est essentiel” estime Samuel Le Goff de CommStrat, rappelant ainsi l’objet de la table ronde.