Édition spéciale : l’indépendance de la justice polonaise de retour devant la Cour
Reportage à Luxembourg
Le renvoi préjudiciel aux mains des nouveaux juges polonais, un instrument de coopération ou d’opposition ?
Alexandra Philoleau, rédactrice de la Revue européenne, était à Luxembourg pour assister à l’audience du 2 mars 2021 à la Cour de justice. Elle vous propose de revenir sur cette audience importante sur l’État de droit.
Si l’État de droit possède, dans l’ordre juridique de l’Union européenne, une dimension axiologique, il n’en est pas moins sacrifié sur l’autel de l’agenda politique des États membres. Le 17 mars dernier, la déclaration conjointe du Président Emmanuel Macron et du Premier ministre Mateusz Morawiecki ne comportait ainsi aucune allusion à cette valeur fondamentale, malgré la récente intensification des attaques à l’encontre des juges et des médias indépendants en Pologne.
En dépit de ce statu quo politique, les défenseurs de l'État de droit continuent leur combat devant la Cour de justice de l’Union européenne.
Mardi 2 mars, 9h30. Au sein de la Grande chambre de la Cour de justice, la tension est à son comble. Alors qu’Anna Dalkowska, vice-ministre de la Justice polonaise s’apprête à plaider pour défendre la position de son Gouvernement dans l’affaire C-132/20, Getin Noble Bank, une énième portant sur l’indépendance du pouvoir judiciaire, la Cour rend son arrêt dans l’affaire C-824/18. Elle y retient, dans la lignée de sa jurisprudence antérieure que :
« Les modifications successives de la loi polonaise sur le Conseil national de la magistrature ayant pour effet de supprimer le contrôle juridictionnel effectif des décisions de ce Conseil présentant au président de la République des candidats aux fonctions de juge à la Cour suprême sont susceptibles de violer le droit de l’Union ».
L’arrêt rendu, en raison de son indubitable connexité avec l’affaire Getin Noble Bank, qui nous intéresse aujourd'hui, aurait pu sonner comme un simple avertissement et laisser préjuger de l’issue de ce renvoi préjudiciel. Néanmoins, le cas Getin Noble Bank est singulier et se distingue des précédentes affaires portant sur l’indépendance du pouvoir judiciaire polonais, tant par la forme que par les conséquences qu’il faudra tirer de l’arrêt de la Cour.
En effet, il constitue la première demande de décision préjudicielle introduite par un juge nommé en application des — très controversées — lois réformant le système de nomination des juges de la Cour suprême polonaise.
L’instrumentalisation de la procédure préjudicielle par le juge de renvoi
Ironie du sort, les questions préjudicielles posées à la Cour de justice de l’Union européenne portaient sur l’indépendance des juges nommés en Pologne avant 1989, soit à l’époque de l’ancienne République populaire de Pologne. Mais ce n’est pas tant le contenu des questions préjudicielles qui posait problème en l’espèce, que leur auteur.
En effet, les questions ont été posées par Kamil Zaradkiewicz, juge à la Cour suprême polonaise depuis qu’il a été nommé à cette fonction par le Président conservateur Andrzej Duda, le 10 novembre 2018. Il s’agit donc d’un juge, dont l’indépendance et l’impartialité ont été remises en cause, notamment en application des critères posés par la jurisprudence européenne.
L’introduction du renvoi devant la Cour de justice par le juge Zaradkiewicz peut à première vue paraître étonnante, lorsqu’on sait que la procédure préjudicielle, qui est un instrument de coopération entre les juridictions nationales et la CJUE, a été décriée par les autorités polonaises et les juges pro-PiS.
L’attitude du juge en question n’a cependant rien de surprenant. Elle est opportuniste pour deux raisons.
En premier lieu, en faisant mine de se soucier de l’indépendance des juridictions polonaises et en remettant en cause l’impartialité des juges nommés avant 1989, le juge de renvoi perpétue la politique de “décommunisation de la justice” du Gouvernement polonais, qui a permis de justifier la mise en œuvre des réformes du pouvoir judiciaire entreprises depuis 2015.
La seconde raison tient à la particularité de la procédure préjudicielle. Comme énoncé précédemment, ce mécanisme a pour vocation de mettre en place un dialogue des juges, une coopération entre les juridictions nationales et la Cour de justice. En cas de doute quant à l’interprétation ou la validité de dispositions du droit de l’Union, une juridiction nationale peut ainsi poser des questions à la Cour de justice qui sera chargée de se prononcer en la matière. Cependant, pour qu’une question préjudicielle soit déclarée recevable, elle doit remplir plusieurs conditions, et notamment provenir d’une juridiction au sens des Traités européens. Pour faire simple, les citoyens, autorités, ou instances arbitrales sont donc exclus du mécanisme.
Or, pour être qualifiée de juridiction et être recevable à poser une question préjudicielle au sens de l’article 267 Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), il faut respecter certains critères. Ainsi, en vertu de la jurisprudence :
« Pour apprécier si l'organisme de renvoi possède le caractère d'une juridiction au sens de l'article [267] du traité, la Cour tient compte d'un ensemble d'éléments, tels l'origine légale de l'organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l'application, par l'organe, des règles de droit, ainsi que son indépendance » (aff. C-54/96, pt. 23).
Les plaidoiries dans l’affaire C-132/20 se sont donc concentrées, non pas sur les questions préjudicielles mais sur la recevabilité de ces dernières. En effet, si le renvoi préjudiciel venait à être déclaré recevable par la Cour, cela signifierait que le juge Kamil Zaradkiewicz ainsi qu’une vingtaine de juges nommés comme lui, devraient être considérés comme étant des juridictions au sens du droit de l’Union. Cela constituerait indirectement une consécration européenne des réformes judiciaires polonaises. Inversement, si la Cour de justice devait déclarer le renvoi irrecevable, elle désavouerait en quelque sorte le juge de renvoi.
La légitimité des nouveaux juges de la Cour suprême remise en cause
Trois parties ont donc plaidé dans la présente affaire. Les premiers à prendre la parole, les représentants du médiateur polonais (le Rzecznik Praw Obywatelskich), se sont concentrés sur la qualification du juge de renvoi en juridiction en particulier sur les critères d’indépendance et d’origine légale.
Se basant sur les jurisprudences Simpson, de la CJUE et Astráðsson v. Iceland, de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), les représentants du Médiateur ont, en substance, rappelé que le critère de l’origine légale, intimement lié au critère d’indépendance, a « pour objet d’éviter que l’organisation du système judiciaire ne soit laissée à la discrétion del’exécutif» (Simpson, pt. 73) et qu’il faut, dans cette perspective, examiner si des irrégularités ont été commises « dans la procédure de nomination » (Simpson, pt. 76).
Or, pour apprécier si de telles irrégularités ont eu lieu, il faut suivre un test en trois étapes, institué dans l’arrêt de la CEDH, Astráðsson v. Iceland :
Existence d’une violation manifeste du droit interne ;
La violation en question doit s’analyser à la lumière de l’objet et du but de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi », qui sont de veiller à ce que le pouvoir judiciaire puisse s’acquitter de sa mission à l’abri de toute ingérence injustifiée, de manière à préserver ainsi la prééminence du droit et la séparation des pouvoirs ;
L’existence et la portée du contrôle opéré par des juridictions nationales sur les conséquences juridiques d’une atteinte aux règles du droit interne régissant les nominations judiciaires
Dans le cas du juge de renvoi, le Médiateur a notamment soutenu que ce dernier a été nommé en violation flagrante des règles constitutionnelles polonaises. En outre, les changements complexes dans la procédure de nomination des juges ont eu pour effet de conférer un pouvoir arbitraire de nomination (en raison, entre autres, du rôle attribué au désormais politisé Conseil national de la magistrature polonais et de l’intervention de l’exécutif dans la nomination du juge). Enfin, le processus de nomination ne serait pas soumis à un contrôle juridictionnel (ni au stade des candidatures retenues par le Conseil de la magistrature, ni après l’acte final du Président de la République).
De son côté, le Gouvernement polonais a élaboré une argumentation s’inscrivant dans la continuité de ses plaidoiries dans les affaires déjà entendues par la Cour de Justice, soutenant notamment que l’examen des dispositions de droit national était hors du champ des compétences de la Cour de justice et invoquant le principe d’autonomie procédurale. En outre, adoptant une approche de droit comparé, la représentante du Gouvernement polonais a soutenu que le système de nomination des juges de la Cour suprême était semblable à ceux que l’on pouvait trouver dans d’autres États membres, où le pouvoir exécutif joue souvent un rôle, et a accusé les institutions d’utiliser « deux poids, deux mesures ».
La représentante du Gouvernement polonais a par ailleurs insisté sur l’importance d’aller au-delà de la question de la recevabilité et de se pencher sur le contenu des questions préjudicielles, i.e. sur le problème de l’indépendance des juges nommés avant 1989, décrétant avec fatalisme que la justice polonaise était corrompue par d’anciens juges communistes, de sorte qu’il n’y avait eu, jusqu’aux réformes salvatrices entreprises par le PiS, aucun juge indépendant en Pologne.
Pourtant, un processus de lustration a bel et bien eu lieu en Pologne à la chute de l’URSS. Et, si la Pologne a pu rejoindre l'Union européenne en 2004, c'est parce qu'elle se conformait aux "critères de Copenhague", et parmi ces critères, justement, à ceux liés à l'indépendance de la justice. Bien que ces derniers aient été interprétés souplement dans la perspective de l’élargissement, gardons à l’esprit que la Pologne n’aurait jamais pu accéder à l’Union européenne en 2004, si elle ne respectait pas ses valeurs fondatrices, en particulier l’État de droit.
La timide intervention de la “gardienne des Traités”
La dernière plaidoirie, réservée à la Commission européenne, a suscité beaucoup d’espoirs en raison de son rôle éminent de "gardienne des Traités". On peut néanmoins regretter l’ambiguïté de son argumentation.
Sans prendre de position claire sur la recevabilité ou non de la question préjudicielle, qui constituait l’enjeu fondamental dans cette affaire, la Commission s’est attardée sur d’autres points, notamment sur le caractère nécessaire de la question préjudicielle, un autre critère de recevabilité du renvoi. Elle a par ailleurs suggéré que l’arrêt Simpson précité ne serait pas pertinent en l’espèce puisqu’il concernait, non pas des juridictions nationales, comme dans le cas présent, mais l’ancien Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne.
En outre, la Commission a cru bon de rappeler que si la Cour rejetait comme irrecevable la question préjudicielle, cela aurait des conséquences qui dépasseraient le cadre de la présente procédure, puisque cela remettrait en cause le statut de 26 juges à la Cour Suprême polonaise et risquerait d’exclure cette juridiction du système de coopération.
La gardienne des Traités, sans se prononcer sur la question de la recevabilité, a donc semblé craindre les répercussions d’une éventuelle irrecevabilité du renvoi préjudiciel.
Pourtant, il est difficile d’imaginer que la Cour puisse adopter une approche médiane. En jugeant la question recevable, le juge européen, neutraliserait la logique de sa jurisprudence antérieure et abandonnerait, comme en est accusée la Commission, le combat de l'État de droit.
Les conclusions de l’Avocat général, qui seront publiées le 18 mai 2021, pourraient donner un premier aperçu de la voie que la Cour choisira, bien que les juges ne soient pas liés par le contenu de ces dernières. Affaire à suivre…
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