Dette, relance et euro
Une conversation avec l'équipe de conseil souverain de la banque Lazard
Lors du sommet européen des 17-21 juillet 2020, les États membres de l’Union européenne se sont mis d’accord sur le principe d’un fonds de relance inédit, Next Generation EU, doté de 750 milliards d’euros, sous forme de prêts et de subventions. Ce plan doit être financé via l’augmentation des ressources propres de la Commission, mais également par l’émission d’obligations européennes à hauteur de 100 milliards d’euros, au titre du programme SURE.
Nos invités
Nous en avons discuté avec Thomas Lambert, associé-gérant au sein du département de conseil souverain de Lazard à Paris, ancien de la Direction général du Trésor et du Club de Paris. Merci à Léonardo Puppetto (Vice-President) et Charles Albinet (Associate) pour leurs commentaires éclairants.
Comment expliquer ce changement de cap historique ?
L’émission d’obligations européennes était inenvisageable pour les Allemands (entre autres) lors de la crise des dettes souveraines.
On peut effectivement parler d’un tournant historique si on se souvient que l’opposition allemande à toute solution européenne à la crise de l’euro en 2010-2012 avait suscité de graves secousses. À l’époque, toute solution passant par un endettement direct de l’Union européenne avait été écartée en faveur de prêts bilatéraux puis des levées de fonds du FESF puis du MES, des structures inter-gouvernementales établies en dehors du cadre des traités européens.
A mon sens, l’ampleur inédite du choc économique de 2020 explique une bonne part de ce changement de pied. Les conclusions du Conseil européen de juillet 2020 parlent de « circonstances temporaires mais extrêmes » qui appellent une réponse « exceptionnelle » qui n’est pas appelée à durer. L’accord de l’Allemagne et des « frugaux » donné aux émissions de dette commune a été conditionné à une stricte limitation dans le temps : les 800 milliards d’euros que la Commission s’apprête à lever entre 2021 et 2026 ne sont donc pas, à ce jour, l’embryon de cette « union de transfert » que la Chancelière Merkel aura combattu durant tous ses mandats successifs. Ces dettes ont vocation à être remboursées et non refinancées, la date limite étant fixée à 2058.
On peut y voir aussi une forme de pragmatisme. Comme en 2010, une structure inter-gouvernementale aurait pu être mise en œuvre, dans le cadre du MES ou d’une structure équivalente. Néanmoins, il aurait fallu modifier les statuts du MES (à l’unanimité) ou créer par traité une nouvelle structure, ce qui aurait pris trop de temps. En outre, les Allemands ont été rassurés, durant la crise de l’euro, par leur capacité à garder le contrôle des institutions de l’Union européenne. Enfin, la Commission européenne surveille de près l’utilisation des fonds par les États membres, qui ont chacun dû présenter des plans de relance au printemps et qui devront régulièrement faire état des progrès réalisés.
Il n’en reste pas moins qu’il y a une part de risque pris par les pays nordiques. Si l’émission des EU bonds & bills n’est pas le moment « hamiltonien » attendu par les fédéralistes, elle va en pratique rendre nécessaire la création d’un embryon de Trésor européen qui conduira des émissions de dette, communiquera avec les marchés, gérera une courbe des taux et conduira une stratégie de financement. En créant un tel précédent à une telle échelle, les États membres ont créé une forme de fait accompli qu’il sera difficile d’ignorer par la suite. Au final, ce sont surtout les verrous constitutionnels forts, notamment en Allemagne, à l’encontre de toute mutualisation permanente des dettes souveraines qui protègent le mieux les frugaux.
À quelles recompositions peut-on s’attendre ? Les obligations européennes pourraient-elles remettre en cause la suprématie du bund allemand comme “safe asset” au niveau de l’UE ?
Alors qu’elle en était absente, la Commission européenne est devenue un acteur important sur le marché mondial de la dette — “ a new gorilla on the bond market” disait le New York Times.
Je n’y crois pas du tout. Il faut bien distinguer les choses. Les EU bonds sont considérés dans le marché comme une nouvelle catégorie de dette émise par une entité supranationale, au même titre que la BEI, le MES, la Banque mondiale, par exemple. Même si les montants en jeu pour l’UE sont importants, ils restent comparables aux stocks de dette des entités supranationales actuellement cotées sur le marché (la dette de la BEI par exemple dépassait 450 Mds EUR à fin 2020). Les opérateurs de marché continueront à très clairement distinguer les obligations émises par des entités multilatérales des obligations émises par des « vrais » souverains. La différence entre ces deux catégories d’émetteurs provient principalement de la capacité d’un Etat souverain à asseoir son crédit sur une capacité fiscale puissante et potentiellement extensible. Au contraire, une institution multilatérale, y compris l’Union européenne, n’a comme ressources que celles que ses membres acceptent de lui confier de manière clairement délimitée par les traités constitutifs. De ce point de vue, un émetteur comme l’Union européenne ne pourra jamais prétendre remplacer le meilleur émetteur souverain européen, l’Allemagne, dont la crédibilité sur les marchés repose sur une réputation unique qui est le fruit de l’histoire. Par construction, le risque de crédit inhérent à des dettes émises par l’Union européenne est un risque synthétique, qui peut être vu comme la somme pondérée des différents risques souverains des Etats membres qui garantissent de manière ultime la solidité financière de l’Union – l’Allemagne présentant le meilleur crédit souverain aux côtés de ses partenaires. Cette situation perdurera tant que l’Union européenne ne disposera pas d’une capacité fiscale propre à grande échelle. En pratique, cela signifie que la dette européenne portera un intérêt un peu supérieur à la dette allemande. Par exemple, dans le cadre du programme SURE, la dette émise par la Commission en mai dernier portait un intérêt de 30 à 40 points de base au-dessus du taux allemand. C’est un argument souvent cité par les opposants aux Eurobonds pour expliquer que l’émission d’une dette commune coûterait cher aux pays les plus vertueux.
Même si elles ne remplacent pas le Bund comme l’actif sans risque de référence dans la zone euro, les obligations européennes ont quand même le potentiel de devenir un actif de référence pour tous les gestionnaires d’actifs dans le monde. D’abord parce qu’elles seront un actif extrêmement sûr, reflet de la qualité de crédit de l’Union européenne telle qu’elle est évaluée par les agences de notation (AAA par Fitch et Moody’s, AA chez S&P). Ensuite et surtout parce qu’elles vont offrir, dans des volumes significatifs, une opportunité de diversification pour les détenteurs d’actifs sûrs en euro. Compte tenu de la pénurie structurelle de titres allemands sur le marché au regard de la demande, c’est la dette française qui joue ce rôle d’offreur secondaire de dette en euro très sûre (les titres des autres Etats membres étant eux aussi offerts dans un volume plus restreint – Pays Bas, Autriche – ou présentant un niveau de risque plus élevé – Italie, Espagne). Pour un temps, la dette européenne va présenter les mêmes caractéristiques. On le voit bien d’ailleurs quand on observe la courbe des taux de la France et celle de l’Union européenne.
L’enthousiasme des marchés obligataires pour la Commission européenne semble s’être affaissé, la troisième émission d’obligations du programme SURE ayant attiré beaucoup moins d’intérêt que les deux précédentes. Que doit-on penser de cette dernière émission décevante ?
Il est normal que la toute première émission de la Commission sur les marchés ait été un tel événement compte tenu du caractère historique du moment que nous vivons. Cela dit, le fait pour une émission de dette d’être sur-souscrite 14 fois est sans grand intérêt. Pour un émetteur, l’important est de lever le montant de dette dont il a besoin à un bon prix, pas d’afficher des livres d’ordre laissant une demande non servie très importante. Par ailleurs, un marché qui fonctionne bien ne laisse par construction pas de demande excédentaire. L’essentiel est donc que l’Union européenne s’affirme comme un émetteur fiable et régulier pendant toute la durée du programme d’émission. La forte demande observée pour la première émission laisse penser que dans ces conditions l’UE n’aura pas de difficulté à se financer à hauteur du plan agréé par les États membres. Il faudra néanmoins que les tarifs des prêts de l’UE aux États membres soient suffisamment bien calibrés au regard du coût de la ressource pour l’UE pour ne pas créer de coûts additionnels, tout en restant attractifs pour les pays récipiendaires. C’est un équilibre subtil à trouver.
Les émissions récentes plus décevantes sont intervenues dans un contexte un peu particulier de remontée légère des taux souverains partout en Europe. Cela ne traduit en rien un changement de perception de la part des marchés sur la qualité intrinsèque de la dette émise par la Commission.
Les 750 milliards du Plan de relance permettront-ils, à minima, de mettre hors de danger les pays les plus vulnérables en matière d’endettement public ? Et suffiront-ils à endiguer la divergence entre les économies, frappées de façon asymétrique par les effets de la pandémie de Covid-19 ?
Les 750 milliards d’euros du Plan de relance européen représentent un stimulus fiscal non négligeable pour de nombreux États membres aux finances publiques dégradées.
Le paquet global adopté par le Conseil européen en juillet 2020 porte sur un total de 1 800 Mds EUR dont la partie principale est ce nouveau fonds « NGEU » de 750 Mds EUR qui, contrairement à d’autres éléments du plan de relance, n’aurait pas existé sans la crise du Covid. Il s’agit d’une masse financière considérable destinée à rehausser le potentiel de croissance des États membres après le choc inouï de la crise du Covid. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un plan de relance traditionnel au sens keynésien, comme celui mis en œuvre par l’administration Biden aux Etats-Unis et consistant à envoyer des chèques aux citoyens sans ciblage particulier. En Europe, les stabilisateurs automatiques puissants et les mesures très fortes prises pour soutenir les entreprises et les ménages ont déjà joué ce rôle de soutien à l’activité. Le NGEU est davantage axé sur le moyen terme et vise à muscler les économies européennes afin que la perte d’activité de 2020 ne condamne pas l’Europe à une faible croissance. Ainsi, les plans de relance présentés par les États membres se focalisent clairement sur des investissements structurants, notamment pour soutenir la transition écologique, l’émergence de nouveaux acteurs de l’économie numérique, les infrastructures et le capital humain. Il portera ses fruits sur le moyen long-terme s’il arrive, comme on l’espère tous, à générer un surplus durable de croissance potentielle dans l’Union.
Cela dit, toute injection de fonds publics dans l’économie porte en elle des effets keynésiens de relance plus conjoncturelle et, à court terme, c’est cet effet de pure impulsion budgétaire qui va générer d’importants surcroîts de PIB. L’effet de relance sera plus prononcé dans les pays aux économies fragiles car les Européens ont décidé d’allouer les fonds du plan de relance en utilisant une clef de répartition qui prend spécialement en compte l’ampleur de la récession et les retards de développement des États membres. La Grèce, le Portugal et l’Espagne font partie des grands gagnants de cette allocation, ce qui est positif pour la cohésion économique de l’Europe.
Il reste à savoir si cela sera suffisant pour stabiliser voire inverser les tendances très inquiétantes observées durant la décennie passée, à savoir une hausse spectaculaire de l’endettement public des pays du sud de l’Europe et, concomitamment, un élargissement des écarts de richesse entre ces pays et le cœur industriel de la zone euro. Sur ce point, il faut rester très prudent.
Le plan de relance ne comporte pas uniquement des dons. Il participera donc à l’endettement des pays, certes à des conditions financières favorables, mais il s’agira de prêts qui devront être remboursés. En outre, il ne faut pas oublier que les charges financières nouvelles pour l’Union européenne devront être intégralement remboursées à l’échéance 2058, et elles pèseront in fine pour l’essentiel sur les États membres, surtout si les Européens éprouvent des difficultés à doter l’Union de nouvelles ressources fiscales propres (comme le projet de taxe carbone). Pour les économies fragiles, qui sont bénéficiaires nets du budget européen, il restera un effet financier net positif mais d’une ampleur bien moindre que le montant brut annoncé du plan de relance.
S’agissant des écarts de croissance, il ne faut pas sous-estimer la puissance des forces centrifuges qui s’exercent au sein de la zone Euro et qui ont provoqué l’inversion du processus de convergence des niveaux de vie entre pays. De nombreux économistes sont d’accord pour dire qu’une redistribution permanente de richesse à grande échelle serait seule en mesure de contrer ces forces de fragmentation qui fragilisent l’euro. A l’échelle de ces enjeux, le plan de relance ne représente qu’un effort temporaire et insuffisant.
Cela dit, pour des pays comme l’Italie et la Grèce, le plan de relance est une occasion historique de bâtir un nouveau modèle de croissance et rebâtir une économie compétitive. Tout dépendra bien sûr de la capacité des gouvernements à allouer efficacement les fonds et mener à bien les projets. À ce stade, on peut clairement dire que les chances de succès n’ont jamais été aussi élevées dans ces deux pays avec les gouvernements Draghi et Mitsotakis qui ont à leur tête deux leaders qui ont pleinement mesuré l’enjeu historique.
La BCE peut-elle et doit-elle faire plus pour aider l’économie européenne ?
Le rôle de la BCE a beaucoup évolué avec la pandémie. Le Pandemic Emergency Purchase Programme (PEPP) lancé en mars 2020 déroge à la clé de répartition par pays des achats d’obligations que la BCE peut effectuer.
Effectivement on ne soulignera jamais assez le rôle de nouveau historique assumé par la BCE en 2020 et clairement C. Lagarde a mis ses pas dans ceux de son prédécesseur. Seule institution pleinement fédérale dans le champ macroéconomique, la BCE a une nouvelle fois démontré sa capacité à agir puissamment, rapidement et efficacement face à un choc de grande ampleur. Notre banque centrale est totalement dans son rôle pour protéger l’économie contre une récession et une crise financière qui auraient pu, une nouvelle fois, emporter l’ensemble de la construction monétaire.
Vous avez raison de souligner la capacité de la BCE en mars 2020 à aller au-delà des règles qu’elle avait elle-même fixées en matière d’assouplissement quantitatif : une interprétation plus souple des clefs de répartition, mais aussi l’accès de la Grèce au PEPP alors que ce pays ne bénéficie pas de la notation « investment grade » requise. Cette dernière décision a été absolument fondamentale pour maintenir des conditions de financement favorables dans le pays et éviter une nouvelle crise grecque (ndlr Lazard conseille la Grèce).
Dans ces conditions, il est difficile d’affirmer que la BCE devrait faire encore plus pour l’économie européenne. Ce qui compte, c’est qu’elle conserve ce pragmatisme hérité des années Draghi et dont la zone euro a besoin pour rester stable. A l’avenir, à mesure que l’inflation se rapproche de sa cible, elle va être confrontée à des choix difficiles pour conduire la normalisation progressive des conditions monétaires, en commençant par mettre fin aux achats exceptionnels du PEPP. Pour le moment, tous les signaux envoyés par l’institution sont rassurants et il sera important de conserver ce pragmatisme pour éviter une remontée trop brutale des taux d’intérêts qui viendrait menacer la solvabilité des États. Il est maintenant évident que la banque centrale est devenue malgré elle un acteur majeur dans le domaine budgétaire, mais il est difficile de l’assumer pleinement. La tâche qui attend la BCE est ardue, sous le regard de la Cour constitutionnelle allemande.
Comment les agences de notation vont-elles apprécier la crédibilité de la Commission européenne comme émetteur obligataire ?
La mutualisation des dettes européennes signifie une mutualisation des risques de défaut : on mélange à la fois le Bund allemand et des titres de dette grecque. On se souvient que les eurobonds avaient été à l’origine de nombreux désaccords sur la façon d’évaluer le risque de défaut que prennent les créanciers.
Lorsque la Commission européenne émet de la dette au nom de l’Union, il y a effectivement une forme de mutualisation des risques qui réalise ce que les promoteurs des Eurobonds avaient recherché au moment de la crise de l’euro. Il y a cependant des différences importantes avec l’idée de créer une agence européenne de la dette qui aurait émis des emprunts assortis d’une garantie conjointe des États membres (en anglais « joint and several guarantee » ce qui signifie que les États membres garantissent collectivement la dette et non (comme dans le cas de l’ESM) chacun une part limitée de l’ensemble). Comprendre précisément la portée de l’engagement de chaque État membre vis-à-vis des dettes émises par la Commission (en réalité l’Union européenne) est essentiel pour en mesurer la qualité de crédit et c’est à ce travail complexe que s’attellent les agences de notation.
Sur qui repose exactement l’obligation de rembourser la dette UE (puisqu’il s’agit bien de la rembourser et non de la refinancer) ? C’est un débat très intéressant. Dans sa programmation, la Commission envisage de rembourser jusqu’à 7,5% du total de cet endettement chaque année, au gré des remboursements des emprunts qu’elle commence à contracter aujourd’hui sur des maturités allant jusqu’à 30 ans. Pour rembourser ces emprunts, la Commission ne pourra pas émettre de nouvelles dettes. Elle devra donc disposer de ressources nouvelles par rapport à ses ressources pérennes actuelles (pour l’essentiel les contributions des États membres). L’accord de juillet 2020 évoque la création de recettes fiscales propres qui seront créés d’ici là, notamment la taxe carbone aux frontières qui est en projet. Soit les États membres devront verser tous les ans des contributions nationales supplémentaires qu’ils ont eux-mêmes déjà fixées jusqu’à un plafond de 0,6% du PIB, au risque de creuser leurs propres déficits.
À ce stade, c’est ce canal contributif qu’analysent les agences de notation, en prenant en compte la notation souveraine de chaque État membre. Si au final l’UE est notée Aaa/aa, elle devra tout au long de sa phase d’endettement – d’ici à fin 2026 – rassurer les acteurs de marché quant à sa qualité de crédit afin d’obtenir des conditions de financement attractives. Plus les conditions de financement seront favorables, plus les Etats membres tireront profit – collectivement – de ce plan de financement mutualisé. C’est un beau défi pour la Commission européenne !